La majorité parlementaire, Ennahdha en l’occurrence, ne pourra jamais instaurer la démocratie si elle module les lois pour les adapter à sa conception théocratique du pouvoir.
Par Rabaa Ben Achour-Abdelkefi*
Le 23 janvier 2011, des manifestants, arrivés par vagues successives de Kasserine, Sidi Bouzid, Thala, Regueb, Ben Guerdane, Gabès et Gafsa, occupent la place du gouvernement, à la Kasbah, et revendiquent la démission du gouvernement Mohamed Ghannouchi, le démantèlement du Rcd et une reforme constitutionnelle.
Jusqu’à la fin de janvier, on ne vit sur la place ni drapeaux noirs, ni barbus menaçants, et pas plus de femmes en niqab. On n’y a invoqué ni Dieu, ni ses prophètes. L’hymne national et le drapeau suffisaient alors à pérenniser l’unité et l’identité nationales. La Tunisie ne réclamait que son droit à la liberté, au travail et à la dignité et faisait preuve d’un esprit civique, jusque-là inconnu.
En février, les débats idéologiques la divisent : ses acquis, sa modernité et son empreinte bourguibienne sont contestés.
Les barbus sortent du bois
Mais dès le 30 janvier, l’arrivée tapageuse de Rached Ghannouchi, le fondateur mouvement Ennahdha, retour d’un exil long de vingt ans, annonçait la volonté du parti islamiste d’occuper le champ politique et d’instaurer dans le pays un nouvel ordre moral.
Désormais, une machine infernale s’est mise en branle, dédaigneuse de l’histoire et de la culture nationales, soucieuse uniquement d’enraciner – utilisant tantôt la ruse et le discours fluctuant des nahdhaouis, tantôt la force de persuasion des nouveaux prêcheurs dits «salafistes», tantôt la violence des jihadistes – un islam wahhabite conquérant.
La liberté d’expression et de création devient rapidement la cible de toutes les attaques et il ne se passe pas une semaine sans qu’un journaliste, un artiste, un enseignant, un intellectuel, un simple citoyen jugé impie ne soient pris à partie, injuriés et molestés par des «barbus».
En janvier 2011, on s’amusait en comparant l’avenue Bourguiba à Hyde Park : aux terrasses des cafés, des hommes et des femmes, des filles et des garçons, y savouraient leurs rafraîchissements – et plus encore leur liberté. Des lecteurs solitaires parcouraient avec un plaisir manifeste des journaux interdits durant de longues années, de vieux camarades débattaient de la situation politique… Sur les trottoirs de l’avenue des jeunes rassemblés chantaient et jouaient de la guitare. Et de temps à autre, passait un groupe de manifestants.
Ce n’était qu’un mirage.
À peine quelques mois après la révolution, le discours idéologique opposant les modernistes et les islamistes a pris le pas sur tout autre débat.
Le gouvernement patauge et s’embourbe
Huit mois se sont écoulés. Mais le gouvernement vainqueur des élections patauge comme au premier jour, fait un pas et s’embourbe, incapable encore de reconnaître les siens. Ses amis d’hier, les extrémistes religieux, sont devenus, semble-t-il, ses ennemis d’aujourd’hui.
Après avoir toléré les discours d’imams autoproclamés qui s’emparent des mosquées et lancent des appels au meurtre des journalistes, des artistes, plasticiens, cinéastes et comédiens, mais aussi des juifs, après avoir excusé tous les dérapages des groupes de jihadistes et /ou de délinquants qui font régner la terreur dans certains quartiers des villes et dans des villages, après les avoir exemptés de toute sanction, voilà que le gouvernement se détourne soudain de ses ouailles et se déclare garant des lois républicaines et de la démocratie.
Tous les Tunisiennes et les Tunisiens ont applaudi ce rétablissement de l’ordre, mais ils demeurent inquiets et s’interrogent: qui sont donc ces terroristes? Les réponses des autorités sont peu convaincantes: ce seraient pêle-mêle des délinquants, des suppôts du parti de Ben Ali, le Rcd, des agitateurs d’extrême-gauche, des comploteurs en quête de pouvoir, voire de simples citoyens que des œuvres picturales décrétées blasphématoires auraient tellement choqués qu’ils en ont incendié postes de police et tribunaux.
Le refus stratégique du gouvernement de dévoiler officiellement les noms des personnes et des groupes responsables de la violence qui sévit dans le pays, la bienveillance dont ils bénéficient encore auprès d’une justice sous les ordres, le droit que s’octroient les ministres de désigner, chacun selon son inspiration du moment, les fauteurs de troubles, avant même que le juge ne se soit prononcé, laissent les Tunisiens perplexes et en droit de se demander ce qu’entendent nos gouvernants par «démocratie».
Démocratie ou dictature d’une majorité parlementaire
De quelle démocratie nous parlent-ils? De celle qui criminalise les atteintes au sacré, qui restreint la liberté d’expression et de création, qui frappe journalistes et artistes et leur impute la responsabilité de toutes les dérives sécuritaires? Est-ce cela la démocratie?
La démocratie, qui se définit par la liberté et l’égalité des citoyens – de tous les citoyens – et par l’exercice de leur souveraineté politique sous l’égide de la loi, vise à briser la dictature d’un chef certes, mais aussi la tyrannie d’un groupe sur un autre. Elle ne peut donc être mise au service d’un parti, même s’il est majoritaire à l’Assemblée nationale constituante (Anc).
La démocratie, me semble-t-il, repose sur des principes universels dont la liberté d’expression constitue l’un des principes fondamentaux – qui ne sont modelables ni en fonction de la culture et de la religion d’un pays et ni en raison des besoins politiques. S’il est devenu, à l’évidence, nécessaire d’instaurer la démocratie en Tunisie, avec la puissance que la révolution impulse, il est impensable, qu’à défaut d’en adopter les principes on ne s’en approprie que le nom.
La majorité parlementaire, Ennahdha en l’occurrence, ne pourra jamais instaurer la démocratie si elle module les lois pour les adapter à sa conception théocratique du pouvoir. Incriminer l’atteinte au sacré? Et pourquoi? L’autocensure des Tunisiens ne suffit-elle pas?
Criminaliser les atteintes au sacré, dans un pays où nul – pas plus sous le protectorat français que depuis l’indépendance – n’a jamais eu l’audace ou même l’idée de déclarer son incroyance, relève du calcul politique et traduit la volonté de nos gouvernants: limiter les libertés, en leur opposant le principe du sacré. Que sont ces atteintes? Qui en fixera le cadre et les limites?
Que nos élus laissent donc aux philosophes le soin de définir le sacré et qu’ils renoncent à se battre, comme Don Quichotte, contre des moulins à vent car, dans les campagnes, dans les villages et dans les villes toujours aussi intransigeante, la révolution lance encore les mêmes appels et attend toujours le travail sans lequel la dignité et la liberté ne sont que de vains mots.
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