Alors qu’Ennahdha tente de disposer du monopole sur l’activité politique au sein de l’Etat, le gouvernement provisoire est en passe de devenir un simple instrument d’exécution d’oukases émanant de ce parti et de son chef.
Par Salah Oueslati*
Pour le 9e Congrès d’Ennahdha, une partie de l’administration publique s’est mise au service de ce parti avec la mobilisation de milliers de fonctionnaires de l’Etat, et des dizaines de bus assurant le transport des militants de ce parti au frais du contribuable tunisien, alors que la situation économique du pays est on ne peut plus catastrophique1.
Rached Ghannouchi dans le rôle de «faiseur de rois»
Cet exemple, n’est malheureusement pas un cas isolé, d’autres questions de nature politique, juridique, morale et éthique se posent aujourd’hui sur les dérives hégémoniques d’un parti qui ne représente que 18% de la population en âge de voter, sur le dysfonctionnement flagrant au sein du gouvernement, sur le mélange des genres ainsi que sur la confusion des pouvoirs extrêmement dangereuse pour le processus de transition «démocratique» en cours.
En marge de ce même 9e Congrès, c’est Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, qui s’est arrogé le droit et la prérogative d’annoncer le prochain remaniement ministériel2. A quel titre est-ce qu’un leader d’un parti politique, sans aucune fonction gouvernementale, se permet-il de faire une telle annonce en lieu et place du chef de l’Etat ou du gouvernement? Cela voudrait-il dire que M. Ghannouchi est le seul «faiseur de rois», le seul qui fait et défait à sa guise le gouvernement de ce pays?
Par ailleurs, une véritable politique d’«épuration» est menée d’une façon méthodique pour placer les Nahdhaouis aux postes stratégiques de gouverneurs, de délégués, dans la haute administration et dans les médias.
Certes, les relations entre le gouvernement et l’administration publique, comme dans toute démocratie, devraient être régies par une nécessaire subordination pour permettre au gouvernement de mener à bien sa politique, mais aussi et surtout par une non moins indispensable autonomie, afin de permettre aux fonctionnaires de ne pas être soumis, dans l’exercice de leur mission, à des pressions injustifiées qui entraineraient une politisation excessive de l’administration.
En définitive, les deux entités, celle qui occupe les positions les plus élevées du gouvernement et celle de la haute fonction publique sont distinctes, mais se réclament de deux types différents de légitimité. A celle dont peuvent se parer les gouvernants élus, et qui résulte du «choix démocratique» des électeurs, s’oppose en un sens celle que les hauts fonctionnaires tirent de leur position de «serviteurs de l’Etat», garants de sa continuité par-delà les changements de majorité, porteurs de compétences et concourant à la réalisation du bien commun. C’est ce subtil équilibre entre cette nécessaire subordination et non moins nécessaire autonomie qui assure le respect des règles de droit. Le gouvernement provisoire actuel met en avant l’impératif de la subordination tout en essayant de se soustraire à l’impératif de l’autonomie. Dans un Etat de droit digne de ce nom, l’une ne va pas sans l’autre.
Par ailleurs, par la voix de son chef, le parti Ennahdha a déjà fait son choix du régime politique qu’il veut imposer au peuple tunisien, un régime parlementaire. Oubliant qu’une constitution n’est pas le projet d’une faction, d’un groupuscule ou d’un parti. Oubliant en outre que la constitution n’est pas non plus un document de circonstance élaboré en catimini au service d’intérêts étroits d’un parti en vue de gains électoralistes à court terme au détriment des intérêts supérieurs du pays et de son peuple à long terme. Oubliant que c’est uniquement sur la base de compromis, de concessions réciproques et de concertation qu’un tel document devrait être adopté au service de tous les Tunisiens pour les décennies, voire les siècles à venir.
Plus inquiétant encore, ce parti veut imposer le mode de scrutin qui lui est le plus favorable, pour s’assurer une mainmise sur le pouvoir sans en obtenir la majorité nécessaire (50,0001 %) des votes exprimés. Si on s’en tient au mode de scrutin proposé par Ennahdha, il suffit pour un parti d’obtenir la majorité fût ce t-elle de 18% pour rafler la majorité de sièges au futur parlement. Un système sur mesure qui pourrait garantir à ce parti une majorité absolue sans avoir besoin de recourir à ses supplétifs actuels.
Retour des pratiques des régimes autoritaires
Le parti Ennahdha dispose t-il ou tente t-il de disposer du monopole sur l’activité politique au sein de l’Etat?
Ce même parti tente-t-il de constituer au sein de l’Etat une autorité qui se superpose à celle du gouvernement, voire à se confondre au gouvernement ou à se substituer à lui?
Le gouvernement provisoire est-il devenu un simple instrument d’exécution d’oukases émanant d’Ennahdha et de son chef?
Les autres partis composant la «troïka», la coalition tripartite au pouvoir dominée par Ennahdha, sont-ils de véritables partenaires ou de simple partis d’appoint, voire de faire valoir au parti dominant? Jusqu’à quand est-ce que le CpR et Ettakatol, ou ce qui en reste, vont-ils cautionner de telles dérives?
Si le gouvernement est l’émanation de l’Assemblée nationale constituante (Anc), quel est le rôle de cette dernière dans le contrôle et la surveillance processus décisionnel? Le gouvernement provisoire a t-il fini par transformer cette institution démocratiquement élue en une chambre d’enregistrement?
Autant de pratiques qui caractérisent les régimes autoritaires et autant de questions qui nécessitent des réponses urgentes si on souhaite que cette période de transition débouche sur une véritable démocratie et non sur une transition vers un nouveau régime autoritaire de type religieux.
La présence d’un contre-pouvoir est un impératif absolu pour parer à tout glissement vers une dictature. Faute d’une opposition efficace et structurée, la société civile tunisienne reste le seul rempart contre ces dérives autoritaires insidieuses. Il appartient à tout Tunisien attaché à la justice et à la liberté, chèrement acquises depuis la révolution et de plus en plus fragiles et menacées depuis quelques mois, de méditer cette citation du penseur florentin Nicolas Machiavel, dans Le Prince; celle-ci a traversé plus de cinq siècles, mais reste toujours d’actualité: «Le pouvoir corrompt ; le pouvoir absolu corrompt absolument»3. A bon entendeur…
* Maître de conférences, France.
Notes :
1- Voir article Tunisie. Ennahdha mobilise les moyens de l’Etat et l’argent du contribuable?
2- Voir article, Tunisie. Un remaniement du gouvernement pour quoi faire?
3- Certains attribuent la paternité d’une version légèrement de cette citation l’historien britannique Lord Acton (1834-1902). Mais quel que soit son auteur, elle n’a pas pris une seule ride.
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