La transition s’enlise provisoirement dans des politiques sans projet, si ce n’est de reconduire tout ou partie des élites, dynamiques et logiques dévastatrices anciennes. Du bonnet blanc au blanc bonnet…
Par Hédi Sraïeb*
Permettez-moi, quelques hypothèses théoriques préalables: toute révolution se présente comme l’éclatement des contradictions d’une formation sociale. Le processus révolutionnaire engagé va tâtonner, expérimenter, tout le temps qu’il lui faudra dans la recherche d’un nouvel équilibre social et politique, d’un nouveau «vivre ensemble» apaisé. La révolution se refermera alors sur elle-même, laissant place à des réaménagements des rapports sociaux et politiques sous la forme d’institutions radicalement nouvelles ou reconduites.
Les ressorts d’une évolution possible
Continuités et ruptures se côtoient donc, et s’affrontent dans une lutte sans merci, violente ou pacifiée. Le langage imagé de la politique parle alors d’action et de réaction, de forces tantôt de progrès tantôt de contre-révolution.
De fait, toute révolution inaugure un cycle de lutte des contraires, d’affrontements d’intérêts idéels et matériels mobilisant l’ensemble des forces vives. Tous les aspects et structures de la vie sociale qui y pourvoient sont revisités à l’aune des représentations du nécessaire, de l’utile, du possible. Autant dire de profondes divergences idéologiques (au sens de système de représentations) a priori.
Ces présupposés d’analyse et d’interprétation étant posés, examinons de plus près ce que cette révolution a produit jusqu’ici et ce dont elle est porteuse. Plus précisément cherchons à identifier les ressorts d’une évolution possible, sous l’angle politique.
Réformisme, centrisme, nationalisme, consensualisme, régionalisme, familialisme, pour aller du général au particulier, sont en quelque sorte quelques uns des traits saillants, charriés par l’histoire, et qui contribuent à façonner encore les perceptions et agissements, les manières de voir et de faire des différentes composantes de la société. Il va sans dire que ces concepts abstraits et généraux sont réappropriés en fonction des sensibilités.
S’il est manifeste que cette révolution a bel et bien accouché d’innovations politiques majeures telles la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (Hiror), puis dans la foulée de l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie) et autres Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (Inric), celles-ci semblent avoir fait long feu, reléguées aux oubliettes, sans véritable affrontements, au profit d’une conception réinstallée et assez largement partagée, celle de réformes structurelles de l’Etat.
Lutte pour le pouvoir et la conquête des appareils d’Etat
On parle alors de justice transitionnelle sans s’apercevoir que l’institution qui la préside est elle-même juge et partie. On parle d’une constitution démocratique, de droits fixés dans le marbre, sans percevoir que les conditions matérielles d’accès à ces droits ne sont nullement garanties. On parle des conditions d’une alternance politique et non d’alternative économique et sociale.
De fait la révolution semble se circonscrire à une lutte pour le pouvoir et la conquête des appareils d’Etat sans véritable remise en cause l’essence de celui-ci, ni de la reproduction des inégalités de ceux-là.
Sans doute faut-il observer aussi que le processus de renouvellement des élites et des formes d’intervention n’a jusqu’ici fait que peu de place à de nouvelles figures emblématiques et porteuses d’autres conceptions et d’autres pratiques. Le syndicat des chômeurs n’est pas, pour le moins, le bienvenu sur la scène politique, y compris de la principale organisation syndicale.
La géographie des revendications dites sociales reste très largement sous-représentée à tous les niveaux au profit de celle plus urbanisée issue des luttes des droits universels et de l’homme ou de l’identité arabo-musulmane.
Sans tomber dans un quelconque jeunisme ou féminisme, force est tout de même de constater que, par l’entremise des pratiques archaïques et obsolètes du consensus cooptatif, jeunes et femmes issues de la révolution ne sont de fait pas aux commandes des appareils des formations politiques. Les vieilles gardes auréolées des combats héroïques passés ont de fait quelque mal à se défaire elles aussi des habitudes héritées du régime déchu.
Déjà des lendemains qui déchantent...
Bien entendu l’exception confirme la règle. Il n’y a de fait aucune exploration de perspectives véritablement innommées, irrévélées, insondées comme l’avait initié cette haute instance, mêlant politiques et émanations de la société civile. Tout se passe comme si le pays devait conserver le même cap de la realpolitik, les mêmes prédicats et attributs de la période passée du consensus national réitéré, dans l’une ou l’autre de ses versions du réformisme centriste.
Que peut-on alors attendre de la prochaine période qui s’ouvre? Les objectifs explicites de la révolution attendront: la dignité par le travail, la liberté par des conditions d’existence dignes, la dignité par la liberté, autant dire un vrai cercle vertueux, qui semble échapper; ne faisant encore l’objet d’aucune analyse sémantique, encore mois d’une traduction sous la forme d’une perspective stratégique.
Secret des conciliabules, arrangements et accommodements
La centralité de l’économique, son champ des possibles, au cœur de cette révolution, est encore relégué, occulté, dévoyé au mieux au profit de solutions usitées et inefficientes: assistance aux pauvres, aux chômeurs, au pire comme la tournure des événements en témoigne, dans une lutte pour le pouvoir d’Etat présumé garant de l’intérêt général et de ses appareils perçus comme neutres.
Du coup, le corps social n’entrevoit qu’une seule vraie-fausse alternative, s’arcbouter sur la défense d’un mode de vie mimétique de celui des voisins riches, mais dont seuls quelques uns bénéficient réellement, ou bien encore se cambrer sur la défense d’une identité figée, artificielle, illusoire, faite de moralisation vengeresse d’une société jugée par trop permissive.
Voilà bien l’impasse dans laquelle le pays se trouve. Il en sera ainsi quelque temps encore. Les débats actuels revêtent une forme dominante, celle de la politique (pouvoirs et institutions) au détriment du politique (maîtrise du devenir).
Les magiciens du verbe, les rhéteurs hors pair dont les médias amplifient les voix, au point de recouvrir toutes les autres, s’ingénient à ressasser de vieilles chimères remises au goût du jour, le mythe de la démocratie formelle des uns, contre celui du passé civilisationnel glorieux et prestigieux des autres. S’agissant des pratiques, l’opacité règne, le secret des conciliabules prime, arrangements et accommodements sont de retour, au grand dam des choix des bases militantes réduites le plus souvent à entériner. Assemblées populaires, forums citoyens, vous n’y pensez pas… A croire que nos élites n’ont plus qu’une seule grille de lecture celles des élections. Electoralisme quand tu nous tiens…
Voilà bien l’enlisement provisoire de cette transition. Des politiques sans projet, si ce n’est de reconduire tout ou partie des dynamiques et des logiques dévastatrices à peine identifiées.
Reste à attendre que d’autres figures, d’autres forces, d’autres perspectives surgissent et viennent troubler ce jeu à somme nulle entre un humanisme bon teint et une spiritualité réaffirmée, et tenter de dépasser ces faux clivages.
Au-delà des approches très prisées du complotisme et conspirationisme, de la critique des hommes plus que des structures, leitmotiv et ritournelle des politiques du moment, la lassitude, l’abattement aux limites de l’écœurement gagne du terrain sur les plus désemparés, décidés, au final, à se jeter dans les bras du premier venu… A moins que!
* Universitaire.
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