Contribution à la réflexion nationale sur la nécessaire indépendance du pouvoir judiciaire, cruciale et déterminante pour l’avenir de la Tunisie**.

Par Houcine Bardi*


Parler d’indépendance et d’impartialité du système judiciaire, quel qu’il soit, suppose l’existence de critères de distinction entre ce qui est indépendant et ce qui ne l’est pas, ce qui est impartial et son contraire (le partiel).

Ces critères sont, justement, contenus dans les instruments internationaux relatifs à l'indépendance de la justice et à son impartialité. Certains sont dits contraignants parce que l’État concerné s’est engagé expressément à les respecter, d’autres ne le sont pas en raison ou de l’absence d’engagement volontaire de l’État considéré, ou de ce qu’elles émanent d’organisations non-gouvernementales ou/et d’associations professionnelles internationales.

Houcine Bardi.

Nous procéderons à un rappel succinct des normes internationales qui lient, déjà, et engagent l’Etat Tunisien.

Mais préalablement à cela, il convient de rappeler que la simple évocation de l’indépendance d’un quelconque système judiciaire dans n’importe quel pays sous-tend d’emblée que l’on se place dans le cadre d’un l’Etat de droit fondé sur la légitimité d’un pouvoir politique respectueux du principe de la séparation des pouvoirs et de la sauvegarde des droits fondamentaux des citoyens.

I- Le principe de la séparation des pouvoirs et l’Etat de droit

Le premier Constituant tunisien (1959) avait, certes, reconnu ce principe, mais sans pour autant le mettre réellement en pratique. Il était, pour ainsi dire, demeuré «lettres mortes». L’omnipotence du pouvoir personnel de Bourguiba avait fini par créer une situatuion «schizophrénique» entre le texte «séparateur» et la pratique confusionnelle des différents pouvoirs :

«Au nom de Dieu,

Clément et miséricordieux,

Nous, représentants du peuple tunisien, réunis en assemblée nationale constituante.

Ben Ali préside le Conseil supérieur de la magistrature, le 10 août 2010.

Proclamons la volonté de ce peuple, qui s’est libéré de la domination étrangère grâce à sa puissante cohésion et à la lutte qu’il a livrée à la tyrannie, à l’exploitation et à la régression (…)

d’instaurer une démocratie fondée sur la souveraineté du peuple et caractérisée par un régime politique stable basé sur la séparation des pouvoirs…»

Cette disposition fondamentale tirée du Préambule de la Constitution tunisienne du 1er juin 1959 est limpide et devrait en principe se suffire à elle-même en ce qu’elle pose de manière qui ne prête à aucune confusion le principe de la séparation entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire (en tant que garantie suprême de l’existence même de l’Etat de droit).

Or il n’en n’est rien dans la réalité, puisque la confusion délibérée entre les champs respectifs réservés théoriquement aux trois pouvoirs, a été systématiquement érigée par les autorités successives en un principe absolu de «gouvernance». D’où la confiscation de la possibilité même d’une «subordination de l’administration et des gouvernants à la Loi». Autrement dit, l’impossibilité d’existence d’un Etat de droit authentique (et non formel) avec des pastiches d’«institutions»...

II - Les instruments internationaux

A- les instruments internationaux contraignants (parce que ratifiés par la Tunisie)

Parmi ces instruments nous retiendrons deux qui sont particulièrement pertinents pour notre propos :

- la Déclaration universelle des droits de l’homme (Dudh) du 10 décembre 1948;

- le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966.

L’article 10 de la Dudh dispose que: «Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial qui décidera, soit de ses droits et obligations soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.»

Cet article est d’une importance capitale puisque l’État tunisien a adopté la résolution de l’Assemblée générale y afférente, et s’est donc engagé à transcrire sa teneur dans sa législation nationale et à respecter les principes qu’il proclame.

L’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose dans son alinéa premier que: «Tous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil...»

Mokhtar Yahiaoui, le premier magistrat militant pour l'indépendance de la magistrature en Tunisie.

Tout aussi important que le précédent, ce deuxième article fixe de manière limpide les principales conditions de possibilité d'une justice indépendante:

- Principe d’égalité;

- Principe de la légalité;

- Présomption d’innocence;

- Principe d’équité et de publicité des débats;

- Légalité, indépendance et impartialité du tribunal;

- Principe du contradictoire.

La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples :

Article 7:

1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend:
a/ le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur;
b/ le droit à la présomption d'innocence, jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie par une juridiction compétente;
c/ le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix;
d/ le droit d'être jugé dans un délai raisonnable par une juridiction impartiale.
2. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui ne constituait pas, au moment où elle a eu lieu, une infraction légalement punissable. Aucune peine ne peut être infligée si elle n’a pas été prévue au moment où l’infraction a été commise. La peine est personnelle et ne peut frapper que le délinquant.

B. les instruments internationaux non-contraignants

1) Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature (1985);

2) Principes de base relatifs au rôle du Barreau (1990);

3) Principes directeurs applicables au rôle des magistrats du parquet (Organisation des Nations unies, 1990);

4) Déclaration de principes de Beijing sur l’indépendance de la magistrature dans la région Lawasia);

5) Déclaration de Beyrouth: (recommandations de la première conférence arabe sur la justice, juin 1999);

6) Déclaration du Caire relative à l’indépendance judiciaire (seconde conférence arabe sur la justice, février 2003);

7) Le statut universel du juge (Uim, 1999) ;

Magistrats appelant à l'assainissement de la magistrature, début février 2011.

8) Norme relative à la responsabilité professionnelle des procureurs et déclarations concernant les obligations et les droits fondamentaux des procureurs (Association internationale des procureurs et poursuivants, 1999);

9) Directives est principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique (Commission africaine des droits de l’homme et des Peuples, 2003).

Sans être contraignants pour l’Etat tunisien, ces outils ne représentent pas moins une très grande valeur morale et éthique irréductibles auxquelles s’attachent tous les acteurs du système judiciaire, et notamment les juges qui se trouvent au cœur même de ce système.

A suivre…

**Docteur en droit, avocat au Barreau de Paris.

** Cette étude a été écrite en 2007. Elle avait servi à introduire un débat organisé alors par le Crldht au Sénat français. Vu la persistance de la problématique de l’indépendance du judiciaire et son actualité poignante, en regard notamment de l’obstination des constituants islamistes tunisiens à ne pas vouloir admettre l’indépendance de l’instance provisoire qui devrait temporairement remplacer le Conseil supérieure de la magistrature (Csm), l’auteur a jugé utile de la republier en l’état et sans la moindre modification. Il ose espérer, cela faisant, contribuer modestement à l’instauration d’un débat rationnel à propos de cette cruciale et déterminante pour l’avenir de la Tunisie, qu’est l’indépendance du pouvoir judiciaire.