C’est en mettant en œuvre cette opération de lavage de cerveau, en codifiant le mode de vie tunisien et en embrigadant les esprits que la confiscation islamiste de la révolution sera totale.
Par Moncef Dhambri*
Avec de gros sabots ou sur la pointe des pieds, Ennahdha nous explique que la révolution du 14 janvier 2011 ne sera pas uniquement une affaire de justice sociale, d’équité économique, de droit à l’emploi et à la dignité, de liberté d’expression, de construction d’une république démocratique. Il y a un autre aspect que les disciples de Rached Ghannouchi ne comptent nullement négliger: la dimension religieuse et spirituelle de la refonte de la société tunisienne.
Le pouvoir au service de la conquête des esprits
N’ayons pas peur des mots: c’est en mettant en œuvre cette opération de lavage de cerveau, en codifiant le mode de vie tunisien et en embrigadant les esprits que la confiscation islamiste de la révolution sera totale. C’est ainsi que les Nahdhaouis, ou ceux qui au sein de la mouvance les débordent à droite ou «à gauche», entendent asseoir leur pouvoir et installer leur modèle social.
Si les ficelles de cette stratégie sont trop grosses, s’il y a parfois des coups d’éclat ou si des maladresses sont commises, les caciques du mouvement islamiste tunisien sont toujours là, prêts à rectifier le tir, temporiser et faire patienter leurs troupes trop zélées, avant l’assaut final de la citadelle révolutionnaire. Car, en définitive, il n’y aura de meilleure prise de pouvoir pour les Nahdhaouis que celle de la conquête des esprits. Le reste viendra ou ne viendra pas, cela importe peu: l’essentiel est de créer les conditions optimales d’une «accoutumance» spirituelle de la majorité des Tunisiens, de générer un tel conformisme religieux que les béni-non-non de la laïcité s’en trouveraient automatiquement disqualifiés et qu’ils ne leur resteraient plus que les yeux pour pleurer la perte du Printemps arabe.
Le prix modique de la campagne
Etayons nos propos sur ce qu’il convient de décrire comme un choc des cultures ou une guerre de religions. Ne nous voilons pas la face. C’est bien de cette division profonde, c’est bien de ce fossé abyssal séparant les deux Tunisie qu’il s’agit, d’un véritable schisme entre la vision nahdhaouie et celle de ce que l’on a jusqu’ici pris l’habitude d’appeler notre héritage arabo-musulman, avec sa souplesse, sa tolérance et sa modernité qui nous unissaient, malgré tout, sur l’essentiel.
A quoi assistons-nous, depuis le 14 janvier, 2011?
A une Ennahdha qui, sortie de la clandestinité, revenue de l’exil et libérée des geôles de l’ancien régime, a pris la révolution en marche et s’est vite emparée des commandes des affaires, moyennant le prix modique d’une courte campagne électorale où le mouvement a développé un discours simplificateur, adopté une posture populiste et entrepris une savante récupération des frustrations longtemps tues.
Au bout d’un court parcours, du départ de Ben Ali aux élections du 23 octobre, le mouvement a rapidement occupé le devant de la scène et saisi la position de véritable meneur du jeu de la transition. Il a investi la Constituante, formé la coalition gouvernementale, accordé à ses «partenaires de couverture» (le CpR et Ettakatol) des rôles de vitrine (le perchoir de la Constituante et le Palais de Carthage) et gardé pour lui-même les véritables leviers de la décision réelle. Tout en construisant les moyen et long termes, presqu’imperceptiblement.
Le dessein nahdhaoui se fait par petites touches, à petits pas quotidiens et en catimini.
Donnons en quelques exemples récents.
Il y a un peu plus d’une dizaine de jours, le philosophe Abou Yaâreb Marzouki, un théoricien d’Ennahdha et conseiller auprès du Premier ministre Hamadi Jebali, quitte le silence du Palais de la Kasbah, accuse sans sourciller l’industrie touristique d’être une «prostitution clandestine» et menace de demander la levée de son immunité de représentant à l’Assemblée nationale constituante (Anc) pour se consacrer aux dossiers du tourisme.
Situons notre analyse de ce pavé dans la mare d’Abou Yaâreb, non pas sur le plan économique de ce que l’activité touristique représente pour notre pays et les revenus qu’elle génère, mais plutôt sur les terrains sociologique, culturel, moral et même politique, les registres qui ont fait l’expertise d’Abou Yaâreb et lui ont valu un bureau au Palais de la Kasbah et l’écoute du chef du gouvernement.
Mener les citoyens à la baguette
Nous pensons que c’est le contact avec l’extérieur, avec l’étranger et la modernité qui semble avoir causé l’ire d’Abou Yaâreb. En attendant que ce dernier ne nous révèle l’alternative nahdhaouie, il est permis de déduire qu’Ennahdha prépare le pays, qui donne sur la mer par trois de ses dimensions sur quatre, à tourner le dos à cette ouverture. En attendant qu’Abou Yaâreb ne nous fournisse de plus amples détails sur le sort que le mouvement islamiste réserve au tourisme, l’on est en droit de spéculer qu’Ennahdha projette d’instaurer un isolationnisme culturel qui permettra à ses théologiens, dans le secret de notre coupure du monde, d’entreprendre une «aseptisation» de notre société et de formater nos esprits pour mieux nous mener à la baguette…
En milieu de semaine dernière, c’est le ministre des Affaires religieuses, Noureddine Khademi, une autre tête pensante nahdhaouie, qui est venu nous expliquer que son département envisage de renouveler de fond en comble notre manière de voir la religion et sa portée sociale car, ajoute-t-il, elle a été trop longtemps négligée et exploitée politiquement. Que devrions-nous comprendre? M. Khademi, nous fait-il la promesse que ce nouvel intérêt de son ministère pour la question spirituelle sera à cent-pour-cent apolitique? Y aurait-il, autrement, un agenda caché?
Nous optons, franchement, pour l’idée selon laquelle Ennahdha, de manière avouée ou souterraine, tente de mettre en œuvre son interprétation de l’islam, ses références à elle, sa rigueur, son puritanisme et son intolérance.
N’en déplaise au président Moncef Marzouki qui s’est déplacé à Paris pour expliquer aux parlementaires français et au monde entier que ses partenaires nahdhaouis sont des «islamo-démocrates» tolérants et modérés!
Par petites doses ou grosses pilules
Rien ni personne ne nous fera accepter que, sur le terrain spirituel, les choses, en une courte année et demie, n’ont pas été transformées de manière radicale.
Contentons nous de quelques aspects presqu’anecdotiques de ces changements du mode de vie tunisien: la montée fulgurante du nombre de jeunes lycéennes et étudiantes portant le hijab (Laissons de côté, pour l’instant, le niqab!); le «Assalamou aleikom» qui a remplacé au téléphone «Allô»; le voile intégral qui a remplacé sur nos plages le maillot de bain classique, etc. C’est sur ce terrain-là du quotidien ordinaire qu’Ennahdha entend également mener son travail d’endoctrinement.
Ne nous y trompons pas. Même si les grosses pointures nahdhaouies ne se mêlent pas directement de ces petites choses quotidiennes, les fantassins et éclaireurs d’Ennahdha s’activent à défricher pour le mouvement le terrain de la renaissance idéologique. Et lorsqu’un dérapage survient (exemples: ‘‘Persépolis’’, le niqab et l’outrage au drapeau à la faculté dde Manouba ou encore l’attaque de la galerie El Abdellia), la direction nahdhaouie compte ses troupes, défend «nos enfants quelque peu égarés» et sermonne «le mauvais goût de la création».
Par petites doses ou grosses pilules, Ennahdha administre chaque jour sa potion spirituelle anti-modernité.
* Journaliste et universitaire.
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