De l’ère Bourguiba à celle d’Ennahdha, et au risque de verser dans le révisionnisme de la révolution tunisienne, on ne peut pas dire que l’intolérance à l’égard de la différence ait reculé en Tunisie. Elle a seulement changé de visage.

Par Karim Ben Slimane*


 

Enfant, je me rappelle de notre voisin, en pyjama et menottes aux poignets, accroupi devant sa maison. Il était tôt le matin et j’ai été réveillé par un vacarme inhabituel de voitures et de de coups de bottes contre une porte. Je regardais la scène depuis la fenêtre de ma chambre avant d’être rappelé à l’ordre par ma mère.

Les temps étaient durs pour les pieux

Le lendemain, en tendant l’oreille à une conversation entre mon père et mon oncle, j’ai compris les raisons de la descente de la police au quartier. Notre voisin était pieux et pratiquant; il ne ratait aucune prière et restait parfois écouter les leçons de l’imam. Son crime était donc son assiduité à la prière et les pièces à convictions tenaient dans quelques livres et cassettes audio.

Les faits se passaient au début des années quatre-vingt en pleine agitation politique émaillée par les attentats contre des hôtels de Monastir et Sousse.

Au journal télévisé, juste après l’incontournable séquence de «Tawjihat Al Rayes» (Recommandations du président) à la gloire de Bourguiba, on nous donnait les nouvelles du front: saisie d’armes, cellules d’activistes démantelées, des étudiants prédicateurs et recruteurs de combattants pour le jihad épinglés, etc.

Les temps étaient durs pour les pieux et les pratiquants à l’instar de notre voisin. C’est l’époque où l’Etat commençait aussi à fermer les portes des mosquées et à y envoyer des indicateurs afin d’épier les prieurs. Ceux qui se levaient tôt pour la prière d’al fajr étaient particulièrement visés car un tel effort était très douteux aux yeux de la police. Les livres de Sayed Qotb et les cassettes de cheikh Kouchek s’échangeaient sous le manteau. Le bannissement s’étendait souvent à l’ensemble des livres sur la religion sauf quelques exceptions dont l’innocuité dans l’alimentation de l’esprit de sédition contre le régime était avérée.

C’était donc l’époque où en Tunisie pour pratiquer sa foi il fallait se cacher.

Sale temps pour les épris de liberté de l’esprit

Je n’aurais jamais été capable de plonger aussi loin dans mes souvenirs d’enfant et me rappeler de la scène de mon voisin sans l’étrange ressemblance avec un fait récent de l’actualité. Il s’agit de l’arrestation de trois estivants sur une plage de Kélibia accusés d’atteinte aux bonnes mœurs et de trouble à l’ordre public en raison de la possession d’une bouteille d’alcool.

Le renseignement de la police a été donné par un indicateur zélé qui jadis surveillait les prieurs dans les mosquées, a été affecté aujourd’hui aux plages et aux bars afin de traquer les buveurs de vins et les hérétiques.

C’est une certitude, les indicateurs sont loin de s’adonner au sport national des sit in tant leur cadre de travail d’après la révolution s’est nettement amélioré.

Avec la loi scélérate concoctée par le parti Ennahdha, qui incrimine l’atteinte au sacré, la police sera bientôt débordée. Ainsi elle devra actualiser sa liste des livres et des auteurs nuisibles à l’ordre public qu’il faudra bannir. Elle pourra faire appel si besoin aux lumières de l’honorable cheikh Adel Almi ou simplement demander la liste de la police saoudienne qui possède une grande expertise en la matière. Bientôt les poèmes bachiques d’Abou Nawas, les essais vaguement rationalistes d’Averroès, les romans irrévérencieux de Salman Rushdie vaudront à leurs dépositaires les descentes matinales de la flicaille toujours aussi bien attentionnée et asservie par le régime.

Aujourd’hui c’est donc l’époque où, en Tunisie, pour boire et vagabonder il faudra se cacher.

Notre voisin et les milliers de Tunisiens qui pratiquaient paisiblement leur foi avaient pâti du silence complice de l’élite laïque et moderniste honorée par les régimes de Bourguiba et de Ben Ali.

Aujourd’hui, les artistes, les journalistes ainsi que les épris de liberté de l’esprit et du corps subissent le même sort et se voient tourner le dos de l’élite conservatrice qui s’est entichée du régime islamiste d’Ennahdha.

Au risque de verser dans le révisionnisme de la révolution tunisienne, on ne peut pas dire que l’intolérance à l’égard de la différence ait reculé dans notre société.

*Spectateur engagé dans la vie politique tunisienne.

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