Dans un entretien au quotidien algérien El Watan (31 août 2012), l’historien tunisien décortique les relations ambiguës entre Ennahdha et les groupes extrémistes religieux en Tunisie. Extraits…
Par Alaya Allani*
Dès les premiers jours de la révolution tunisienne du 14 janvier 2011, les islamistes d’Ennahdha ne cessaient d’affirmer la compatibilité entre l’islam et la démocratie.
Au cours de la campagne électorale, ils avaient présenté un programme qui ne diffère en rien ou presque de ceux des partis laïques (aucune mention de la chariâ, un soutien total au code de statut personnel, etc.).
Mais juste après les élections du 23 octobre 2011, qui donnaient au Nahdhaouis 41,90% des voix, les islamistes ont commencé à défendre un discours autre que ce qu’ils ont présenté avant les élections, lequel se caractérise par une volonté d’islamiser les textes de loi, en cherchant à mentionner la chariâ comme source de législation dans la future Constitution. Devant la résistance de la société civile, ils ont renoncé à ce projet. Une criminalisation de toute menace au sacré. Un rapprochement inattendu avec les salafistes sous prétexte de la nécessité d’impliquer cette tendance dans le paysage politique afin de la rationaliser. Le pouvoir islamiste a déjà légalisé trois partis salafistes (Hizb Al Islah, Hizb El Aman, Hizb Arrahma) et un parti de la mouvance de l’islam radical, Hizb Ettahrir, qui ne cesse de déclarer qu’il est contre la démocratie et le régime républicain.
Ghannouchi et Jebali très indulgents envers les salafistes
Ils s’en sont pris aux artistes et aux manifestations culturelles, mais l’Etat n’a pas l’air de s’en inquiéter. Les déclarations officielles n’ont pas modéré les actes de violence... L’attaque salafiste contre les artistes et les festivals culturels a suscité une réaction d’indignation chez l’élite et même chez une partie de l’opinion publique. Le gouvernement, qui se sent gêné par ces attaques, réagit timidement, soit par des communiqués dénonçant ces actes, soit par des arrestations de salafistes qui se terminent dans la plupart du temps par leur libération après quelques jours.
La classe politique non islamiste voit d’un mauvais œil les dernières déclarations de Ghannouchi et de Jebali, très indulgentes envers les salafistes, et leur appel à maintenir le dialogue avec cette mouvance pour l’intégrer dans le paysage politique, afin d’éviter toute activité clandestine. Personne ne refuse le dialogue avec les salafistes, mais ce qui est inacceptable, c’est leur recours à la violence qui perturbe la paix sociale.
Le gouvernement ne prend pas les mesures nécessaires pour éviter le pire. Un communiqué du ministère de l’Intérieur a révélé qu’il n’avait pas prévu les conséquences de l’incident du Festival de Bizerte. Après que les islamistes aient perturbé un spectacle, le public a violemment protesté contre les violences salafistes.
Le parti Ennahdha préfère parfois maintenir l’ambiguïté dans ses relations avec ses alliés, qu’ils soient des salafistes ou des partis de la «troïka» (la coalition tripartite au pouvoir, Ndlr), parce qu’il est en train de reconstruire la carte des alliances, en prévision de l’élection de 2013.
En attendant le difficile face-à-face électoral avec l’Appel de Tunisie
Ennahdha se prépare pour un difficile face-à-face électoral avec le parti Appel de Tunisie de l’ancien Premier ministre, Béji Caïd Essebsi. Il y aura certainement d’autres opposants, mais ils sont de moindre envergure. C’est pour cela que les islamistes essayent de regrouper autour d’eux le maximum de courants politiques. D’ailleurs, la direction d’Ennahdha s’est sentie dans l’embarras lorsque le président Marzouki a comparé la politique d’Ennahdha à celle du Rcd (ancien parti de Ben Ali, ndlr), lors de son discours d’ouverture au deuxième congrès (du CpR, ndlr), le 25 août dernier. Marzouki avait aussi dénoncé la stratégie hégémonique du parti islamiste majoritaire concernant les nominations aux postes-clés de l’administration.
Ennahda n’arrive pas à trancher concernant la question salafiste et préfère tenir un discours ambigu qui oscille entre un libéralisme politique et un conservatisme religieux. Ennahdha n’ose pas exprimer ouvertement sa propre conviction, parce que ses fondements théoriques s’inspirent largement de la pensée salafiste. Ses relations avec quelques pays du Golfe nécessitent un rapprochement avec une version conservatrice de l’islam. Les salafistes constituent pour Ennahdha un allié malgré certaines hostilités.
Depuis longtemps, les Tunisiens s’attachent beaucoup à leurs acquis sociaux (droits de la femme, modernité, enseignement mixte, etc.), c’est-à-dire à un modèle de société libérale, ouverte et tolérante. Je ne pense pas qu’ils vont renoncer facilement à tous ces acquis. La société civile tunisienne est vigilante et capable de défendre les acquis de la modernité.
Le wahhabisme n’aura pas d’avenir en Tunisie et au Maghreb
Le wahhabisme n’aura pas d’avenir dans la nouvelle Tunisie et même dans les pays du Maghreb malgré les dernières tentatives de quelques prédicateurs saoudiens de diffuser la doctrine wahhabite en Tunisie. Cela se fait par le biais de cycles de formation, lancés récemment à l’adresse de jeunes ayant un niveau d’instruction très limité.
Abdelfattah Mourou, un des fondateurs d’Ennahda, a déclaré que ces derniers reçoivent, pendant la période de formation, une prime de la part des organisateurs. Les analystes dénoncent la passivité du mouvement Ennahdha et du gouvernement envers de telles initiatives.
Pour certains, les islamistes ne sont qu’une invention pour détourner les regards des vraies questions d’ordre démocratique comme en témoigne l’expérience de l’Algérie...
C’est une thèse partagée par quelques analystes qui croient que le mouvement Ennahdha vise par cette stratégie à détourner les regards des vrais problèmes socio-économiques. Mais il y en a d’autres qui croient que les islamistes donnent beaucoup d’importance à la continuité de leur alliance avec des partis laïques.
Sur les questions régionales, ce qui se passe au nord du Mali n’a pas été condamné fermement par les instances religieuses concernées.
C’est une règle générale, la démocratisation des groupuscules islamistes passe évidemment par l’intervention étrangère. Cela est peut-être vrai dans certains pays du Printemps arabe.
Pour la Tunisie, je pense que la rationalisation du phénomène islamiste aura plus de chance de se concrétiser si les Nahdhaouis renoncent à leur alliance avec les salafistes et s’ils acceptent de ne pas instrumentaliser la religion à des fins politiques. C’est un pari difficile, mais possible. Le modèle turc rejeté par les Frères musulmans du monde arabe séduit encore l’aile libérale du parti Ennahdha.
* Historien et chercheur en islamisme au Maghreb à l’université Manouba de Tunis.