Pouvions-nous soupçonner, le 14 janvier 2011, durant notre si héroïque station devant le ministère de l’Intérieur que les successeurs de Ben Ali allaient lui emprunter ses méthodes coercitives de gouvernement?
Par Mohamed Ridha Bouguerra*
Les déclarations de nos officiels se suivent et ont pour insigne mérite de nous confirmer chaque jour davantage que les conseillers ministériels et autres représentants de l’État ont vite fait de transformer la révolution du 14 janvier en un jeu de dupes où les dindons de la farce se trouvent être la majorité des Tunisiens.
Des exemples? Rappelons d’abord simplement pour mémoire les propos très élégants du philosophe maison d’Ennahdha, le sieur Abou Yaâreb Marzouki qui, juin dernier, considérait le tourisme comme une forme de prostitution clandestine. Les deux à trois millions de Tunisiens qui vivent du tourisme et font rentrer des devises dans les caisses de l’État ont dû apprécier de se découvrir des souteneurs et des maquereaux! Vous avez parlé du respect dû à tous les citoyens?
Les ennemis de Ghannouchi sont-ils les ennemis de… Dieu?
Dans le même registre du ridicule qui ne tue pas, on ne peut passer sous silence l’affirmation qui se voulait péremptoire du ministre des Affaires religieuses à propos des attaques contre les locaux d’Ennahdha. À entendre notre ministre des cultes, s’attaquer aux antennes du parti religieux, c’est comme s’attaquer à une mosquée! Rien de moins! À moins de faire d’Ennahdha le représentant de Dieu sur terre, on ne savait pas que les locaux d’un parti étaient sacrés! Ceux des autres partis politiques le sont-ils aussi? Sera-t-il également sacrilège de s’en prendre à une cellule du Poct par exemple? On se moque de nous en touchant la fibre religieuse d’une population connue pour sa foi! Qui a parlé d’une nouvelle classe politique propre, craignant Dieu et respectueuse du citoyen?
Même son de cloche du côté du gourou du parti conservateur qui a fait de la religion son fonds de commerce. M. Ghannouchi, faisant allusion aux troubles sociaux qui secouaient alors diverses régions du pays, n’a-t-il pas assimilé les manifestants aux «ennemis de l’islam» et déclaré le 10 août qu’ils «sont prêts à détruire le pays, dans le but de faire déchoir Ennahdha du pouvoir.»
Ennemis de l’islam, les ouvriers des chantiers qui exigeaient le salaire impayé de deux mois, voire trois mois de travail? Ennemis de l’islam les citoyens qui protestaient contre les coupures d’eau au mois d’août? Ennemis de l’islam tous les jeunes chômeurs qui réclamaient un travail décent? À tous, le saint homme ne conseillait que l’union et l’obéissance afin de l’emporter sur les forces du mal lorsqu’il ajoutait que les menées protestataires «seront vouées à l’échec tant que l’oumma (nation, Ndlr) restera attachée à sa religion et suivra le droit chemin.» Il va sans dire que ce chemin nous sera tracé par ses soins et ceux qu’il a lui-même délégués aux affaires de la cité terrestre. Bref, point de salut pour nous en dehors d’Ennahdha! Vous avez parlé de la séparation du politique et du religieux comme fondement du régime démocratique?
Les véritables «prouesses» d’un gouvernement de choc
La révolution...
Plus récemment, Rafik Abdessalem, notre ministre des Affaires étrangères, reprend la rengaine qui nous a été déjà servie après le 23 octobre, à savoir que le gouvernement dans lequel il a l’honneur de nous représenter à l’étranger est «le plus fort que notre pays ait connu» de toute son existence et, surtout, depuis l’indépendance! Sans doute l’actuelle formation gouvernementale qui détient les rênes du pouvoir depuis neuf mois est si forte que, grâce à elle et pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie indépendante, nous avons connu des coupures d’eau et d’électricité en pleine période de canicule et, qui plus est, en pleine période de ramadan! Les nombreuses régions dans le pays qui ont goûté aux délices de la soif imposés au mois d’août lui sont sans doute fort reconnaissantes!
Ajoutons à tous ceux qui sont si satisfaits des brillants succès de l’équipe ministérielle les nouveaux chômeurs qui sont venus grossir les rangs des sans-emplois.
N’oublions pas non plus de citer parmi les prouesses de ce gouvernement de choc toutes les agressions contre les artistes, intellectuels et autres simples citoyens et dont les agresseurs courent toujours ou sont carrément laissés en liberté comme ceux qui viennent d’être relâchés par le parquet de Bizerte après leur arrestation. Chacun sait, en effet, qu’il n’est pas question pour ce gouvernement historique d’affronter «nos enfants» salafistes, fussent-ils violents! Vous avez parlé d’égalité devant la loi?
Les résultats des prochaines élections sont-ils déjà connus?
Mieux encore, le gendre de M. Ghannouchi et, subsidiairement, ministre des Affaires étrangères, nous a prédit lors d’un meeting organisé par la section locale du parti conservateur religieux à Hammam-Sousse que «l’actuel gouvernement restera longtemps au pouvoir» et que «les Tunisiens voteront pour Ennahdha lors des prochaines élections.» Cela a, au moins, le mérite de la clarté ! Nous y sommes et nous avons bien l’intention d’y rester, nous prévient le chef de notre diplomatie! Remarquez bien au passage, si vous voulez bien, que les résultats des élections sont connus avant même que le scrutin ait eu lieu! Cela ne vous rappelle-t-il rien? Qui a parlé de révolution et d’alternance démocratique au pouvoir?
Fin diplomate, M. Abdessalem a cru devoir ajouter, d’après le journal La Presse déjà cité (lundi 27 août 2012), que le gouvernement «ne cherche pas à contrôler les médias, mais qu’en revanche il ne permettra pas à certains médias de se transformer en tribune d’opposition à l’action du gouvernement.» À bon entendeur, salut ! N’y a-t-il pas ici aussi un air déjà entendu? Souvenez-vous de la menace à peine voilée formulée ainsi par les barons du Rcd: «Qui n’est pas avec nous est contre nous?» Vous avez parlé de liberté de la presse ?
Demandez leur avis aux journalistes d’Assabah qui ont été «bombardés» d’un ancien commissaire de police comme directeur général!
On cherche bien à nous duper! À nous voler notre révolution et cela même par ceux qui se présentent comme les meilleurs garants de cette révolution mais qui ont omis d’inscrire au moins une seule fois la Déclaration universelle des droits de l’Homme dans leur projet de Constitution!
Une autre révolution est-elle nécessaire?
Et la contre-révolution...
Dans le même registre de la liberté d’expression confisquée, M. Zitoun, sorte de crypto secrétaire d’État à l’information, ose déclarer que si le besoin se fait sentir, le gouvernement n’hésitera pas à contrôler l’Internet! Feu Zouheir Yahyaoui et tant d’autres blogueurs persécutés par Zaba ne peuvent se sentir que dupés et floués par ceux qui se prétendent les défenseurs de la révolution! Vous avez parlé de changement après le 14 janvier?
Pouvions-nous soupçonner le 14 janvier 2011 durant notre si héroïque station devant le ministère de l’Intérieur que les successeurs de Ben Ali allaient lui emprunter ses méthodes coercitives de gouvernement? Nous avions eu plutôt la faiblesse de croire que c’était une ère nouvelle qui allait commencer pour la Tunisie, une ère de pleine et réelle démocratie, ouverte sur la modernité et où soufflerait l’esprit de tolérance, d’égalité et de justice sociale. C’est ce rêve que nous voyons chaque jour s’évanouir dans un marché de dupes où les ennemis de la révolution ont revêtu l’habit de ses défenseurs afin de mieux nous berner! Nous laisserons-nous duper longtemps encore? Sommes-nous, réellement, si dupes? À quand le sursaut salvateur? L’écrivain algérien Mouloud Mammeri n’a-t-il pas écrit: «Il n’est que la mort dont on ne s’éveille pas!» Une autre révolution est-elle donc nécessaire?
* Universitaire.
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