La corruption, les conflits d’intérêts, l’opacité et le trafic d’influence, représentent la facette la plus odieuse de l’ancien régime. Rien n’indique encore que le parti Ennahdha ait rompu avec ce passé-là.
Par Houcine Bardi*
Le réseau facebook et la presse indépendante (pour combien de temps encore?!), notamment numérique, se sont faits l’écho de révélations pour le moins troublantes concernant le patrimoine, jusque-là jalousement dissimulé, des ministres nahdhaouis «issus de l’exil».
En effet, qu’il s’agisse de Lotfi Zitoun et Mohamed Ben Salem, de Riadh Bettaïeb et Houcine Jaziri, ou encore de Belgaçem Ferchichi et Ameur Lârayedh, pour ne citer que les cas les plus voyants, sont tous propriétaires (ne serait-ce qu’à titre d’associés) de sociétés civiles immobilières (Sci) et autres sociétés à responsabilité limitée (Sarl). La plupart d’entre eux en sont les gérants. Nous avions pu vérifier les renseignements, régulièrement mis à jour sur le site officiel français «Infogreffe», et nous nous sommes assurés de la véracité des informations relayées par les médias tunisiens.
Moudjahidines du commerce et golden boys de l’exil
D’aucuns pourraient, non sans une particulière naïveté, réprouver la «divulgation», sur un ton dénonciateur, de pareilles informations, au motif qu’il s’agirait plutôt de «courageux entrepreneurs» qui ont investi dans le pays de Vincent de Gournay [Marquis de Saint-Malo, qui a vécu au 18e siècle, et à qui l’on attribue la maxime «Laisser faire, laisser passer»], et qui ne font que récolter le fruit de leur «dur» labeur. Des moudjahidines du commerce en quelque sorte. N’est-ce pas là, en fait, une preuve «entrepreneuriale» louable qui justifierait amplement les charges ministérielles confiées à ces «golden boys de l’exil»?
Tel n’est cependant pas le cas si l’on prenait la peine d’y regarder de plus près. Le problème, le vrai, n’est pas tant de savoir si ces «ministres de la république» avaient ou non le droit de faire du commerce et de s’en remplir plein les poches durant leur période d’exil, au cours de laquelle, soit dit en passant, ils avaient généreusement bénéficié de tous les services sociaux et humanitaires destinés à l’intégration des réfugiés politiques (allocation temporaire, Rsi, transport, logement, regroupement familial, etc. http://www.immigration.gouv.fr/spip.php?page=dossiers_det_asi&numrubrique=361&numarticle=1730), mais plutôt de s’interroger sur les obligations qui découlent de l’occupation des charges ministérielles ou/et électives… dans un État de droit digne de ce nom.
Riadh Bettaieb, ministre de l'Investissement et de la Coopération internationale.
Posséder des sociétés par dizaines, ou «seulement» au nombre de six, comme a cru bon le préciser, sans rire, le ministre de l’Agriculture, n’est nullement répréhensible en soi. Cependant, en taire (pour ne pas dire cacher) l’existence lorsqu’on est en charge d’une fonction ministérielle ou d’un mandat électif est, lui, constitutif d’un délit tombant, il va sans dire, sous le coup de la loi pénale.
L’intérêt public phagocyté par l’intérêt privé
Pourquoi en serait-il ainsi, dans un État de droit authentique?
Pour au moins trois raisons. La première se rapporterait au conflit d’intérêts. Un agent de l’Etat, quel qu’il soit (et les ministres se situent à son sommet), se doit de se consacrer entièrement et sans réserve au service de l’intérêt public. Etre gérant d’une société commerciale qui, par définition, recherche le bénéfice et le profit particuliers, entre forcément en contradiction avec la mission de service public qu’est par excellence la fonction gouvernementale ou élective. On est membre du gouvernement de la «res publica» (littéralement la chose publique) comme on peut être représentant de la nation tout entière. De deux choses l’une: ou bien on poursuit un intérêt particulier et individualiste, ou bien on sert l’intérêt collectif. Les deux intérêts sont bien évidemment légitimes, mais ils sont loin d’être équivalents… encore moins cumulables. Verser dans le mélange «des genres» c’est pervertir l’un comme l’autre intérêt… pour finir le plus souvent par asservir l’un (devinez lequel!) au profit de l’autre. L’histoire ne cesse, en effet, de nous enseigner que cette «perversion» finit toujours par balancer du côté de l’intérêt privé… Mais, peut être, est-ce là justement le but recherché par Ennahdha.
La deuxième raison se rattache à une certaine éthique républicaine – qui n’est manifestement pas celle des dirigeants actuels de la Tunisie – soucieuse de préserver la chose publique des tiraillements privés. La concurrence, se situant au cœur même de la logique marchande et son corollaire l’ultra-individualisme, est bien distincte du principe de solidarité et de désintéressement, qui constituent l’essence de l’action publique. Si «l’égoïsme légitime» pourrait être la devise du secteur privé, l’altérité, elle, (voire même l’altruisme) anime «le secteur public» et doit guider en tout instant l’action de ses agents. Ce qui ne veut pas dire que l’Etat répugne à rechercher le «profit» lorsqu’il intervient en tant qu’agent économique, mais il s’agit d’un tout autre profit qui bénéficie, celui-ci, à la collectivité nationale dans son ensemble, et non à un seul individu ou une poignée d’investisseurs… Servir l’Etat cela suppose donc un certain état d’esprit, une certaine morale publique et une capacité au dévouement et au reniement de soi dans l’intérêt général, qui ne sont, hélas, pas à la portée de n’importe qui.
Deux «races» de Tunisiens résidents à l’étranger
Lotfi Zitoun, conseiller politique auprès du chef du gouvernement.
Entre ces ministres qui se sont lancés à corps perdu notamment dans les spéculations immobilières, et qui ont, par conséquent, contribué à la flambée, on ne peut plus immorale, des loyers et du prix de la pierre dans la région parisienne, aggravant ainsi la difficulté d’accès au logement des plus démunis parmi les franciliens, et des personnalités connues de l’immigration, tels que Mohieddine Cherbib, Kamel Jendoubi, l’auteur du présent papier, Mousadak Gadhoumi, Tarek Ben Hiba, Abderrazak Horchani Bouazizi, Hédi (Ben Miled) Jilani, Khaled Abichou, Tarek Toukabri, Adel Thabet, Fatma Bouamaied, Khemaïs Ksila, Fathia Chaari, Najet Mizouni, Mohamed Hamrouni et bien d’autres encore dont il est difficile d’en dresser la liste exhaustive, qui se sont investis, leur vie durant, dans le domaine associatif (c’est-à-dire à but non lucratif) pour la défense des immigrés et des droits de l’homme en Tunisie… entre ces deux «races» de Tunisiens résidents à l’étranger, la différence est incommensurable!
D’ailleurs, l’ancien président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) l’a encore démontré, lui qui a fait don – dans un acte de générosité et de désintéressement exemplaire, que beaucoup de nos ministres feraient bien de méditer longuement – de l’intégralité de son indemnité perçue au titre de la présidence de l’Isie, au profit d’une association culturelle tunisienne.
Dans le même temps, le gouvernement d’Ennahdha s’agite de manière frénétique pour … «indemniser» ses «anciennes victimes de la répression»… et pour cause ! Il faut bien que les «Nahdhaouis» de l’étranger fassent pénitence et expient la «liberté d’entreprendre» dont ils ont joui, usé et abusé, dans les capitales européennes, auprès des leurs qui sont restés sur place et qui ont, outre la pauvreté et la misère, subi des traitements inhumains et dégradants.
Une république bananière en gestation
La troisième raison qui fait que le cumul, si jalousement dissimulé, entre d’une part les fonctions électives et gouvernementales, et d’autre part la gérance d’entreprises privées, (qui plus est étrangères, rappelons-le) soit répréhensible, se rapporte à l’impératif de bonne gouvernance, toujours, nous ne le répèterons jamais assez, dans le cadre d’un État de droit qui se respecte.
Mohamed Ben Salem, ministre de l'Agriculture.
La transparence se confond presque avec cet impératif, tant elle est nécessaire pour la gestion rationnelle de la chose publique. Les collusions frauduleuses, plus que courantes, entre le monde de la finance et celui de la politique (dont l’État) ne sont un secret pour personne. La gauche crédule en a fait les frais lors des élections de l’Assemblée nationale constituante (Anc). C’est pourquoi dans toutes les démocraties véritables, des règles intangibles et des garde-fous sont prévus pour éviter, ou du moins atténuer autant que faire se peut, les accointances et les influences réciproques. Parmi ces règles il y en a deux de majeures: celle du non-cumul, et celle de la déclaration sur l’honneur du patrimoine.
Les déclinaisons du non-cumul sont multiples. Celle qui nous intéresse plus particulièrement dans le contexte actuel concerne le cumul entre la fonction publique et les emplois privés. En effet, être ministre ou député, comme ce qui est le cas des «issus de l’exil», nécessite de consacrer tout son temps et toute son énergie à l’accomplissement des charges publiques considérées. Y associer, en même temps, la gérance ou l’administration d’une quelconque société (le cas notamment de H. Jaziri, M. Ben Salem, B. Fetchichi, k-bis à l’appui !) porte – forcément – gravement atteinte à cette règle d’exclusivité.
Même si la Tunisie, avec sa république bananière en gestation, se prête mal aux comparaisons, nous ne pouvons refréner l’envie de jeter un regard, ne serait-ce que furtif, du côté de la France, qui dispose d’un arsenal législatif et réglementaire très développé en la matière. Il est certes vrai que Sarkozy, en 2007, a élargi le champ des exceptions à la règle de non-cumul entre emplois publics et emplois privés, qui avait été introduite par Mitterrand en 1983 (loi du 13 juillet 1983), il n’en demeure pas moins que l’interdiction de cumuler une fonction ministérielle avec la gérance d’une entreprise privée n’a pas été remise en cause (article 25 de la loi précitée). Il n’en est pas autrement s’agissant de la députation: tout le chapitre IV du Code électorale, et notamment l’article L.O. (pour «loi organique») 146, leur est consacré. Le principe est ainsi clairement énoncé : «Sont incompatibles avec le mandat parlementaire les fonctions de chef d’entreprise (…) ou gérant…».
Des sanctions pénales, telles que celles prévues par l’article 432-12 du Code pénal (5 ans d’emprisonnement et 75 000 euros d'amende) donnent à cette interdiction tout le sérieux et la consistance qui lui sont inhérentes. Le Code du travail les rappellent (article 324-1, ancienne numérotation).
S’agissant de la déclaration sur l’honneur du patrimoine, elle est prévue (et sanctionnée) par les dispositions de l’article L.O. 135-1 du Code électoral qui accorde un délai de deux mois au député pour «déposer auprès de la Commission pour la transparence financière de la vie politique une déclaration certifiée sur l'’honneur exacte et sincère de sa situation patrimoniale…». Le fait de dissimuler en tout ou en partie le patrimoine, tout comme le fait de souscrire à une déclaration mensongère, expose le contrevenant à une amende de 30.000 €, outre «l’interdiction des droits civiques selon les modalités prévues à l'article 131-26 du code pénal, ainsi que de l'interdiction d'exercer une fonction publique».
Cette digression de droit comparé est amplement justifiée, compte tenu de ce que la plupart des ministres et députés visés par notre propos, ont longuement vécu en France (pour certains plus de 20 ans!) et se devaient, en conséquence, de connaître ce qui est permis de ce qui ne l’est pas, selon la loi du pays qui leur a généreusement offert refuge et assistance.
Houcine Jaziri, secrétaire d'Etat chargé de l'Emigration.
Cependant, les «issus de l’exil» ne semblent pas vouloir prendre exemple sur une pratique plus évoluée que la nôtre. Ils ont choisi, en pleine connaissance de cause, de se référer à la législation anté-révolutionnaire qui, comme tout un chacun le sait, est précisément l’exemple à ne pas suivre. La corruption, les conflits d’intérêts, l’opacité et le trafic d’influence, ne représentent-ils pas la facette la plus odieuse de l’ancien régime, contre laquelle les Tunisiens se sont révoltés?
S’agripper à cette législation scélérate pour justifier la non-déclaration de patrimoine par les ministres, comme le fait de manière clownesque le porte-parole d’Ennahdha, n’est susceptible d’être interprété que dans un seul sens: ce parti au pouvoir, quoi qu’en disent ses leaders «religieusement bien inspirés», n’est qu’un succédané de celui qu’il a supplanté.
* Docteur en Droit, avocat au Barreau de Paris.
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