Rassurer nos concitoyens devrait passer par l’annonce claire de la date des élections et la mise en place d’une instance indépendante pour les élections. Sinon les autorités actuelles devraient passer la main…
Par Mohsen Kalboussi*
Personne parmi ceux qui ont contribué au soulèvement populaire ayant amené à la chute de l’ancien clan régnant en Tunisie n’aurait imaginé que le paysage socio-politique du pays serait tel qu’il se présente actuellement sous nos yeux. Aucun politicien n’aurait cru que, une année et demi après le départ de l’ancien dictateur, nous ferions toujours face aux mêmes inquiétudes et interrogations de cette époque!
Sommes-nous incrédules à ce point, ou est-ce un sens de l’histoire, celle sur laquelle nous voulions tous avoir une emprise et l’orienter afin de sortir du carcan du sous-développement dans lequel nous pâtissons, et du mal-être de notre jeunesse en particulier? Nos politiciens sont-ils si naïfs qu’il paraît, ou est-ce que la réalité d’aujourd’hui nous renvoie simplement nos images réelles et nos propres failles et défaillances?
La donne de l’islamisme politique
Les pauvres restent pauvres: la révolution n'est passée par les zones rurales.
La «donne» à l’ampleur de laquelle personne ne s’est préparé est celle de l’islam politique. Tout le monde savait que les islamistes faisaient partie du paysage politique tunisien, et qu’il est impossible de continuer à les ignorer. Les avis étaient cependant partagés entre ceux qui croyaient sincèrement que les années de prison et de privations (renvois et privations du travail, exil, intimidations quotidiennes…) les ont poussés à changer et à adopter des positions modérées quant à l’acceptation des enjeux de la démocratie et de la succession pacifique au pouvoir. D’autres, par contre, arguaient que les islamistes restent fidèles à leurs dogmes et à leurs manières d’exercer la politique, à savoir leur attachement rigide à une ligne politique tracée depuis les années 1970, sinon plus tôt, remontant aux Frères musulmans d’Egypte des années 1920-1930.
Aucune des deux positions n’était tranchée, et le potentiel de sympathie envers les victimes de la dictature allait être testé à l’aune de l’exercice réel du pouvoir par le parti qui a tant été honni en Tunisie, à savoir Ennahdha, sorti vainqueur des élections de l’Assemblée nationale constituante (Anc).
Attentes et… déceptions
Les espoirs placés dans les élections de l’Anc étaient extraordinaires, et une grande fierté animait tous nos concitoyens à avoir réussi par nos propres moyens des élections libres, transparentes, multipartites et dont les résultats étaient crédibles!
L’évolution de la situation politique dans le pays a laissé beaucoup d’amertume et de désenchantement de la part de ceux qui ont vu leurs attentes bafouées, négligées, voire même ignorées. Parmi les éléments qui nous ont fait déchanter, nous pouvons évoquer (sans prétendre à l’exhaustivité):
- la désignation des personnes à des postes de responsabilité sur la base de leur appartenance politique, et non sur celle de leurs compétences, parfois même sur la base de rapports personnels! Nous ne sommes donc pas sortis du carré du Parti-Etat. Pire, certains hauts responsables, notoirement connus pour leur appartenance au Rcd (ex-parti au pouvoir dissous) se sont vus confier des postes de première importance, au grand dam de tous ceux qui prônaient leur écartement, surtout s’ils sont coupables de malversations ou de corruption;
"Qui indemnise les pauvres et les démunis?", s'interroge cemanifestant.
- le non-traitement des dossiers relatifs à la corruption des hommes d’affaires, de la mafia qui a gouverné le pays et de tous ceux qui ont commis l’irréparable à l’encontre de nos concitoyens (torture, assassinats…);
- la non-dynamisation des projets de développement, notamment des régions qui ont été laissées à l’abandon durant de nombreuses années, voire décennies. Pire, sur le plan économique, il n’y a aucune remise en cause du modèle ayant conduit à la marginalisation de nombreuses couches sociales et régions de l’intérieur du pays;
- l’absence de tout programme de réforme de l’administration, de l’enseignement, de la politique de santé, etc. Le statu quo est maintenu (ou renforcé), comme si tout fonctionnait bien dans le plus parfait des mondes possibles. La gravité de cette politique touche surtout le système de sécurité mis en place par la dictature, à savoir la mise en service du parti au pouvoir des forces de l’ordre, sans se soucier de l’intérêt du citoyen, contre une impunité et une couverture politique. Les lignes rouges ont été franchies quand une citoyenne a été violée par des policiers en service et la mort sous la torture d’un de nos concitoyens;
- dans le même registre, l’on note un traitement différentiel des mouvements sociaux revendicatifs (accès à l’eau potable, routes, développement et création d’emplois…) ou politiques d’opposition face auxquels il n’y avait qu’une réponse sécuritaire, voire même des actions de répression fort répréhensibles, alors que les salafistes jouissaient de l’impunité. Pratiquement, ces derniers n’ont jamais eu à s’inquiéter quand ils ont exercé leur violence à l’encontre des citoyens ou des forces de l’ordre à plusieurs reprises et dans de nombreuses régions. Même arrêtés, ils sont aussitôt libérés, alors que pour libérer d’autres citoyens, il a fallu beaucoup de mobilisation, et nombreux seraient peut-être encore en arrestation;
- la plus grave des actions de ce mouvement radical étant l’attaque de l’ambassade des USA et le pillage de l’Ecole américaine de Tunis. La connivence des autorités avec ce mouvement saute aux yeux, et les Tunisiens ne pardonneront jamais aux autorités actuelles leur mollesse ou face à cette tendance. Il reste aux Tunisiens de payer alors la facture des violences vécues ce triste 14 septembre;
- l’introduction sur la scène politique d’ordres de jour qui n’ont jamais fait objet de discussion, notamment lors de la campagne électorale, à savoir l’indemnisation des prisonniers politiques, l’inscription de la chariâ dans la constitution ou aussi cette fameuse formule de «complémentarité» de la femme à l’homme!;
- l’absence de recherche de consensus, dans des situations où une telle solution évite au pays et aux régions beaucoup de temps et d’énergie perdues. Ceci est visible non seulement dans les décisions politiques, mais surtout dans la désignation des membres des délégations spéciales chargées de gérer le quotidien des habitants des zones urbaines;
- l’Anc, élue surtout pour rédiger la constitution, a énormément pris du retard pour le faire. Nous avons actuellement l’impression que cette institution souveraine a perdu beaucoup de son aura et s’est mise au service du gouvernement. Le refus de la majorité de prendre des décisions concernant l’avenir du pays (instances pour les élections, l’information, la justice…) et de mettre en place une feuille de route précisant sans ambages la date des élections laisse planer un doute sérieux sur les intentions de nos gouvernants…
La gestion des extrémistes religieux est catastrophique.
Les lendemains qui ne chantent pas!
La situation aussi bien politique qu’économique s’est dégradée à vue d’œil. Un des secteurs d’activités est frappé de plein fouet par la situation sociale tendue, à savoir le tourisme. Mieux encore, les bateaux de la mort ont repris du service laissant derrière eux leurs lots de malheurs et de peines que vivent les familles en silence.
La question la plus lancinante est la suivante: pourquoi continue-t-on à nous cacher une réalité qui saute aux yeux et des vérités qui éclatent au grand jour? Est-ce ainsi qu’un pays se gère, ou est-ce que la Tunisie ne peut être gouvernée que de la sorte?
Le déni du droit des citoyens à une vie digne et le non-respect des promesses de la campagne électorale sont les plus graves des erreurs commises à l’encontre de ce bon peuple qui a tant espéré avoir des gouvernants qui l’écoutent et expriment sa volonté!
C’est nous ou le chaos!
A l’approche de la date fatidique du 23 octobre, date supposée de la fin de la légitimité de l’Anc, les tenants de l’ordre au pays ont commencé à nous concocter des formules le moins qu’on puisse dire farfelues et vides de sens. Parmi les dernières en date, le risque de pendaison de ceux qui appelleraient à la chute du régime, de la part d’un militant des droits de l’homme! Amnésique, l’homme semble oublier les élans de solidarité qui se sont exprimés envers lui lorsqu’il était en prison, par ceux qu’il combat aujourd’hui. Est-ce que le pouvoir aveugle à ce point?
L’autre formule étant la fin de la légitimité du gouvernement, alors que l’Anc demeure légitime, comme si ce gouvernement n’était pas issu justement de cette fameuse Anc!
Les gouvernants actuels ne cessent de nous marteler le risque de vide institutionnel au cas où l’Anc serait dissoute, comme si cette dernière n’a pas failli à ses obligations, comme si la légitimité du pouvoir ne pourrait pas être remise en question, et comme si aussi le pouvoir exécutif est tenu par les plus compétents parmi les Tunisiens ! Ils nous conseillent donc de nous contenter de ce meilleur des mondes possibles qu’est la Tunisie actuelle, sinon ce serait le chaos, la fin de l’histoire en quelque sorte!
Nous voilà donc revenus au premier carré, mais avec tant de temps, d’énergie et d’argent perdus. La recherche actuelle du consensus aurait pu être faite dès la constitution du gouvernement, et nous épargner tant de gâchis que le pays n’aura qu’à payer! Aux pauvres citoyens de subir…
Il est clair qu’actuellement, le pays ne pourrait être gouverné par un seul parti politique ou une seule coalition qui exclurait les autres formations politiques. La Tunisie ne manque pas de cadres hautement qualifiés, compétents, intègres et patriotes qui rechercheraient les solutions les meilleures aux maux de la société. Elle mérite que des efforts soient consentis pour qu’elle sorte du tunnel dans lequel elle a été fourrée…
Rassurer nos concitoyens devrait passer par l’annonce claire de la date des élections et la mise en place d’une instance indépendante pour les élections. Si les autorités actuelles sont incapables de mettre en place d’autres institutions, il reste au peuple de choisir ceux qui seraient en charge de le faire…
* Universitaire.