Aziz Krichen écrit - Après la révolution, beaucoup de Tunisiens sont tombés dans le jeu perso, à un moment où ils venaient juste de commencer à apprendre à jouer collectif…


Répétons-le. A l’heure actuelle, alors que la révolution entre dans son cinquième mois, le système Ben Ali demeure encore largement en place. Je ne parle pas du seul appareil répressif, je pense surtout à la composition des cercles dirigeants, à la nature des choix de politique économique, à l’orientation de la politique étrangère, à l’influence de certaines ambassades, etc. Sur tous ces plans, il n’y a eu aucune rupture significative depuis le 14-Janvier. Dans ces conditions, où rien de décisif n'a encore été accompli, s’amuser à parler et à revendiquer au nom de sa seule corporation, expérimenter sa liberté d’expression toute fraîche en se fichant du voisin ? c’est diviser le camp populaire, c’est faire le jeu de l’ennemi principal.

 

Eviter les basses polémiques et les faux clivages
C’est d’autant plus vrai que la plupart des disputes où l’on se déchire aujourd’hui sont, sinon suscitées, du moins largement utilisées et exploitées par ceux qui sont toujours aux commandes. Ceux-là savent? c’est le fruit d’une longue expérience? que pour rester en place et préserver leurs privilèges, rien n’est plus indiqué, par temps d’orage, que de donner l’impression de céder tout en s’employant avec méthode à diviser les rangs des opposants.
Le phénomène de la multiplication des partis politiques auquel nous assistons ? nous avons passé le cap des 50 partis reconnus et ce n’est pas fini? s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans cette optique. Cela indépendamment des intentions subjectives des uns et des autres. A court terme, cette explosion partisane va accentuer la fragmentation et accroître le vacarme et la confusion.
Comment sortir de cette foire d’empoigne? Comment éviter les basses polémiques et les faux clivages? Comment empêcher le débat public de sombrer dans l’outrance, la provocation et l’hystérie? Comment raisonner ces «libéraux», par exemple, qui annoncent une imminente dictature bolchévique, ou ces «progressistes», qui redoutent d’être submergés par la vague intégriste, ou encore ces «islamistes», intimement convaincus de l’existence d’un complot maçonnique visant à supprimer toute référence à l’islam en Tunisie? Comment ramener tous ces compatriotes? ils sont nombreux? à une plus juste perception des choses? Comment les persuader que leurs inquiétudes ne sont pas aussi fondées qu’ils le pensent, et que l’agitation permanente qu’ils entretiennent aujourd’hui ne réduit pas les menaces réelles qui pèsent sur nos têtes, mais au contraire les accroît et les alimente?

La visée essentielle de la révolution
Pour commencer à redresser la situation, il faut revenir aux fondamentaux. C’est-à-dire revenir à ce qui constitue le sens véritable, la visée essentielle de la révolution, afin d’en tirer des principes directeurs, non seulement pour pacifier nos relations aujourd’hui, mais également pour préciser le mode d’organisation sociale que l’immense majorité des Tunisiens voudraient voir s’établir après la liquidation du système Ben Ali.
La préservation de notre unité actuelle me semble, en effet, directement conditionnée par l’étendue des convergences que nous saurons réaliser autour du projet de société à construire. La définition d’un tel projet représente la tâche collective la plus urgente à laquelle s’atteler.
La révolution n’est ni une énigme, ni une nouvelle divinité; nous n'avons ni à déchiffrer ses mystères ni à interpréter ses décrets. Mais sa matrice est féconde. Notre révolution a déjà résolu, dans la pratique, la plupart des questions qui nous tourmentent. Il reste à expliciter ses réponses par le travail de la pensée, par le discours et une patiente pédagogie.
En s’attaquant au système Ben Ali en tant que système ? et non pas à ses seules excroissances claniques et mafieuses ?, les Tunisiens ont clairement indiqué ce vers quoi ils tendaient: établir la pleine souveraineté du peuple sur lui-même et sur son destin. Dans un monde arabe marqué par la division, la dépendance et la tyrannie, une révolution de ce type n'a rien d'un ovni tombé du ciel. C’est la dernière étape en date d’un long processus d’émancipation démocratique et national, qui a commencé à se généraliser dans les années vingt du siècle dernier, qui est passé par la création d’Etats formellement décolonisés dans les années 1940 et 1950, et qui culmine aujourd’hui dans ce que les journalistes appellent le «Printemps arabe»: l’éclosion pratiquement simultanée de soulèvements populaires de masse dans une région devenue, depuis les années 1970, la principale «zone des tempêtes» de la politique mondiale.
Dirigée contre la dictature intérieure, cette révolution arabe est d’abord démocratique. Et elle est vécue et ressentie d’abord comme telle par ses propres artisans. Mais évoluant dans un contexte de dépendance, elle est aussi, et de manière peut-être plus profonde encore, une révolution nationale, parce que l’indépendance à l’égard des puissances extérieures est la première condition de la souveraineté d’un peuple sur lui-même. Les slogans de la révolution tunisienne sont d’ailleurs là pour l’attester. Si «Ech-chaab yourid iskaat el-nidham» était certainement le mot d’ordre le plus largement répété en décembre et janvier derniers, celui qui venait juste après par sa fréquence était le fameux «El khobz oual hourriya oual karaama el wataniya».

Traduire le principe de souveraineté populaire
C’est de la notion centrale de souveraineté populaire qu’il faut donc tout faire dériver. Il s’agit, en d’autres mots, de traduire concrètement ce principe de souveraineté dans toutes les dimensions de notre vie collective, notamment dans trois domaines décisifs: la politique, l’économie et la culture.
Concernant le premier point, le domaine politique, la percée effectuée est remarquable. En dépit de toutes les insuffisances constatées, malgré aussi les revers ponctuels qu’ils ont pu connaître depuis le 14-Janvier, les Tunisiens ont néanmoins réussi à imposer, de haute lutte, un véritable consensus national  autour de l’objectif stratégique de la convocation d’une nouvelle assemblée constituante.  Nous sommes là bien loin de la parodie de démocratisation à laquelle voulait nous plier le premier gouvernement Ghannouchi: une simple élection présidentielle, dans le cadre de la constitution de 1959. La révolution aurait irrémédiablement avorté si l’on s’était laissé abuser. On se serait retrouvé avec un nouveau président, sans doute confortablement élu, mais disposant d’un pouvoir absolu et de prérogatives illimitées. On aurait été bien avancé! Mais la manœuvre a été mise en échec. A travers une succession d’épreuves de force (Kasbah I et Kasbah II), le peuple et la jeunesse sont parvenus à imposer leur propre vision du changement ? suspension de la constitution de 1959, dissolution des chambres, élaboration d’un nouveau code électoral, élection d’une nouvelle assemblée constituante avec, comme effet immédiat, la disparition des structures du pouvoir provisoire actuel.
Cette nouvelle constituante, élue au suffrage universel, va réunir des représentants du peuple qui auront la responsabilité d’élaborer, en son nom, la prochaine organisation politique de l’Etat et le régime des libertés individuelles et publiques. Sur le plan des principes démocratiques, cette orientation est la formule la plus conséquente et la plus aboutie pour en finir réellement avec la dictature et construire, pour la première fois dans notre histoire moderne, un véritable pacte républicain. Un pacte qui jouira, dès lors, d’une réelle légitimité populaire et qui, par le fait même, obligera toutes les parties, aussi bien dans la société que dans l’Etat.
L’objectif ainsi défini reste encore virtuel: les élections n’ont lieu que le 24 juillet. D’ici là, bien des pièges devront être déjoués. Mais la perspective qu’il dégage représente d’ores et déjà un accomplissement majeur, qui fait de notre révolution non seulement la première dans le monde arabe aujourd’hui du point de vue de la chronologie, mais aussi la plus avancée par sa radicalité et son authenticité démocratique.

La fitna menace.
La république démocratique comme forme d’organisation de la liberté politique est le cadre idéal de l’exercice de la souveraineté populaire. Mais réduite à cette seule expression, elle n’est rien d’autre précisément qu’un cadre, ou encore une enveloppe, un contenant. La chose en elle-même est importante, mais il y a beaucoup plus important: c’est le problème de savoir quel contenu, quelle substance, quelle matière réelle on va mettre dedans. Je veux bien sûr parler ici des rapports sociaux, du système économique et des références intellectuelles et morales de l’Etat.
Or l’on observe que c’est paradoxalement sur ces questions de contenu et de substance ? donc sur les questions les plus déterminantes pour l’avenir de la révolution ? que le débat public en Tunisie reste le plus obscur et le plus médiocre. Cela ne veut pas dire que ces sujets ne sont pas abordés. Ils le sont, au contraire, et de plus en plus fréquemment. Mais les controverses qu’ils suscitent demeurent bornées, superficielles, et leur ton est de plus en plus dogmatique et violent. La fitna menace.
Il devient donc urgent de les aborder sans détour, d’en rappeler les enjeux et d’engager une vraie discussion de fond. Je reviendrai, dans un prochain texte («Bourguiba, l’islam, la laïcité et les Tunisiens»), sur le problème des références culturelles. Pour l'instant, je souhaite attirer l’attention sur les changements économiques et sociaux que la population est en droit d’attendre du processus révolutionnaire en cours.
Au préalable, rappelons encore une évidence: une révolution, ce n’est jamais le simple remplacement du personnel dirigeant de l’Etat; pour cela, un vulgaire putsch militaire suffirait. Seule mérite la qualification de révolution une transformation globale des structures du pays, qui entraîne une configuration nouvelle de l’économie et une nouvelle répartition des ressources et des revenus. Une révolution véritable, ce n’est pas d’abord un paysage politique différent; c’est avant tout et par dessus tout un paysage économique et social différent.
Cette évidence rappelée, posons la question classique: quelle est la cible de la révolution tunisienne et quelles sont ses forces motrices? Pour le dire autrement: quelle est l’assise de classe du régime Ben Ali et quelle sont les composantes sociologiques du camp révolutionnaire?

Lire aussi :
Tunisiens, où réside le devoir: dans la division ou le rassemblement? (1/2)

Prochain article:
«Bourguiba, l’islam, la laïcité et les Tunisiens»