Ridha Neffati* écrit - La révolution tunisienne était imprévisible, sans leadership politique, ce qui a certainement contribué à son succès, à sa survie, mais l’a également fragilisée. Comment aider la révolution à se poser dans un champ politique tunisien encore en construction?


Les Tunisiens, sans arme mais déterminés, ont pu accéder en moins d’un mois à «l’impossible», à un rêve au regard de la puissance de l’adversité.
Après trois mois de transition politique chaotique, les Tunisiens retrouvent aujourd’hui le chemin des réalités sociales et économiques.
Ils se confrontent au même moment à la réalité politique post-14 janvier 2011: quelle politique peut s’adapter parfaitement aux aspirations et aux attentes d’un peuple révolutionnaire?
La jeunesse tunisienne a déjà commencé à s’intéresser aux discussions politiques, aux activités et aux meetings de certains partis déjà en place, à adhérer prématurément à certains mouvements politiques qui cherchent à se constituer, et découvrent par la presse les noms des partis auxquels le ministère de l’Intérieur a délivré un visa.

Un nouveau monde que la politique n’a pu connaître
Face à cet enthousiasme politique, un grand vide s’installe aujourd’hui, inévitablement, après le démantèlement progressif du mastodonte politique, le Rcd.
Mais le caractère apolitique de la révolution représente aujourd’hui une difficulté, il met les Tunisiens en face d’un nouveau défi:
- Les forces politiques tunisiennes peuvent t-elles, dans leur état actuel, assurer une relève politique en cohérence avec les valeurs imposées par la révolution tout en garantissant une rupture avec les vieux réflexes politiques?
- Quelle politique pour rassurer la majorité des Tunisiens et leur offrir un avenir certain: arbitrage entre les attentes sociales et les exigences d’une concurrence économique de plus en plus sévère dans un monde déjà en crise?
- Enfin, quel projet politique pourra concilier les acquis contemporains de la nation (Code du statut personnel…) et l’identité culturelle de tous les Tunisiens?
Aujourd’hui, aucun parti politique n’est assez structuré ou outillé pour assumer seul cette grande responsabilité de concevoir les contours d’un nouveau projet de société viable politiquement à long terme basé sur une stratégie ou une orientation politique précise et efficiente.
La révolution semble avoir propulsé la Tunisie dans un nouveau monde que la politique n’a pu connaître.
Une révolution non politisée, et pour cause !
Les partis politiques déjà existants avant le 14 janvier ne s’attendaient pas à un retournement de situation aussi rapide.
Ils n’ont pu rattraper «le train révolutionnaire».
Leur lecture des évènements était décalée, leur réaction tardive, peut-être par manque d’anticipation ou de contact permanent avec le peuple.
Même à l’arrivée, soit après le 14 janvier, certains partis embryonnaires ont cherché à participer au pouvoir politique transitionnel avant même de comprendre et d’analyser le phénomène «révolution».
Ils n’ont pas cherché à accompagner les jeunes révolutionnaires en quête de solution politique pouvant s’adapter à leur chère révolution encore en mouvement, ils ont plutôt tenté de s’asseoir rapidement sur les chaises du pouvoir exécutif sans aucune légitimité «révolutionnaire».
Les autres partis ont rapidement cherché à constituer une structure politique qui tendrait à la «protection» de la révolution en s’accolant à ses valeurs intrinsèques tout en prenant le risque parfois de mettre entre parenthèses leurs convictions politiques qui ne peuvent s’adapter à cet extraordinaire mouvement.
Faut-il les blâmer de leur absence de «volonté révolutionnaire»? Ou faut-il leur reprocher d’avoir essayé de rattraper leur retard par tous moyens? Certainement pas les blâmer.
Un parti politique a besoin d'adversité ou d’un «sparring partner» pour grandir, ce qui nécessite un contact direct avec la société pour «expérimenter» ses idées politiques, et les lui proposer comme alternative sérieuse.
A leur décharge et malgré l’absence de liberté politique, certains partis ont tenté de se développer pour accéder à une certaine réalité politique.
Mais l’hégémonie du Rcd dans la vie politique en Tunisie n’a pas donné la possibilité aux leaders et aux membres des autres partis satellitaires d’atteindre un certain seuil de «maturité politique».

Après la révolution, le vide politicien
Nous, citoyens, devons prendre conscience aujourd’hui de l’ampleur du vide politicien occasionné par la puissance de la révolution qui a balayé sur son passage un régime pourtant bien ancré dans le pays.
Le démantèlement du Rcd, héritier du parti destourien, a en effet trainé dans son sillage l’effondrement d’un bloc politique qui n’a pu se remettre à jour.
L’apolitisme de la révolution de la dignité a également contribué au creusement de ce vide.
En effet, aucun leader n’a émergé du mouvement issu de Sidi Bouzid, ni même un nouveau modèle politique pouvant s’adapter aisément à ses valeurs, à son esprit.
L’absence d’idée politique dans le mouvement révolutionnaire a permis aux anciens partis d’en profiter pour asseoir une notoriété médiatique sans pour autant proposer, pour l’instant, une alternative sérieuse.
Les anciens opposants avaient certainement hâte de bénéficier d’une légitimité politique non acquise pendant la période 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011.
Leurs politiques affichées reposent essentiellement sur le respect des valeurs portées par la révolution : liberté, dignité, justice sociale, mais dépourvues d’idées contemporaines pouvant politiser ces mêmes valeurs universelles.
Ce vide peut-il être considéré comme salvateur ou utile à l’émergence, lors de la phase de transition, d’un ou de plusieurs grands projets politiques s’appuyant sur de nouvelles doctrines ou projets politiques et s’adaptant à la nouvelle donne sociétale en Tunisie?
Ou ce vide ne serait-il pas favorable à l’émergence d’une nouvelle dictature basée sur des fondamentaux politiques à tendance religieuse dont le seul souci est d’assurer la relève du pouvoir dictatorial?
Ce vide est nécessairement alarmant et menaçant à l’heure actuelle, il n’empêche pas le pays de se diriger vers «l’inconnu politique», c’est la raison pour laquelle le travail de «remplissage» doit être impérativement collectif, plusieurs acteurs de la société devront investir la scène politique.

Divisés, les partis peuvent-il répondre aux attentes des tunisiens?
La majorité des partis politiques, nés avant le 14 janvier 2011, n’ont pu créer les nécessaires ponts de communication et d’échange avec la société tunisienne et notamment avec ses jeunes, aspirant à un avenir ou à un idéal politique, se démarquant des idéologies politiques classiques ou très datées.
La majorité des Tunisiens souhaite une réelle rupture avec la politique de l’ancien régime, ou même avec toute une «génération politique» qui n’a pu détecter ses inquiétudes.
La plupart était confronté à un monumental sentiment d’impuissance et de frustration face à l’omnipotence de la machine politique secondée par les implacables rouleaux compresseurs de l’appareil d’État et des médias.
Mais les anciens partis d’opposition ont-ils le recul nécessaire par rapport aux attentes d’un peuple révolté qui exige un divorce «pour faute» avec les pratiques et le système de l’ancien régime politique?
La Tunisie a inévitablement besoin de ses anciens partis politiques qui ont lutté sans cesse durant des dizaines d’années au nom de la liberté de penser, de s’exprimer, ainsi qu’au nom des droits à une justice sociale, droit à un procès équitable, notamment.
Leur présence aujourd’hui est utile mais n’est pas suffisante au regard de la profondeur de la crise de la politique qui a pris siège en Tunisie depuis le 14 janvier.
Il n’est pas sans intérêt de rappeler que la vie politique en Tunisie n’était pas glorieuse ces dernières années.
L’absence de débats nationaux autour des problèmes de société n’a pu faire émerger de nouvelles idées ou doctrines politiques.
A l’évidence, les anciens partis politiques ont besoin, dans un premier temps, de se structurer, de se réformer ou d’affiner leurs priorités, de définir immédiatement la finalité de leur mouvement, de préparer leurs projets politiques, encore absents de leurs «tiroirs», ou de donner une nouvelle «jeunesse politique» à leurs idées originelles.
Le temps, nerf de la bataille politique, représente un lourd handicap pour la restructuration de ces petites machines politiques.
La proximité de la date des échéances électorales ne peut permettre l’émergence «naturelle» de grands partis politiques pouvant constituer une réponse au vide.
Avec l’avènement des nouveaux partis, la scène politique tunisienne est désormais de plus en plus large, émiettée. A l’évidence, aucun parti démocrate ne dispose d’une assise populaire suffisante pour pouvoir développer dans les temps un grand projet politique d’envergure et imaginer parallèlement des structures adaptées pouvant véhiculer ces mêmes idées. La solution ne se trouve t-elle pas ailleurs? Dans l’intervention des intellectuels et de la société. C’est le sujet de notre prochain article…

* Avocat au Barreaux de Paris et de Tunisie

Extrait de l’essai politique : «La politique, l’enfant prématuré de la révolution tunisienne».