Peut-on deviner la relation qui pourrait exister entre la révolution du 14 janvier et Ennahdha? Sans la moindre peine et sans le moindre doute: aucune. Le cri emblématique de cette révolution «Dégage», un mot étrange au référentiel arabo-musulman, est là pour nous le rappeler (pour toujours et à tout instant). Pourtant, une impression générale se dégage et se propage: Ennahdha est au centre des débats médiatiques et des ébats intellectuels. Des marabouts prédisent même que ce parti sera le grand vainqueur du prochain scrutin de la constituante et que des forces occultes en coordination avec certaines institutions de l’Etat vont lui spolier son raz-de-marée électoral!
Fantasmagories, machinations, manipulations et contre-manipulations, réelles inquiétudes et profondes préoccupations; tout se mélange et se croise concernant Ennahdha. Mais pourquoi ce parti suscite-t-il tant d’intérêt, de polémiques et de craintes?
Absence d’une autocritique sérieuse et crédible
Le premier constat, c’est l’absence d’une autocritique officielle et approfondie. Les évènements graves qui ont émaillé les périodes 1985-1987 et 1989-1991 et qui ont déchainé la répression policière (ou servi d’alibi pour tenter d’anéantir Ennahdha) n’ont pas été, à ce jour, clairement élucidés du côté d’Ennahdha. Les éléments qui ont perpétré l’attentat de la cellule du Rcd à Bab Souika (18 février 1991) ont été considérés (à priori) comme des éléments incontrôlés et isolés qui ont agi de leur propre chef, et ce du moment qu’aucun haut responsable d’Ennahdha n’a vu sa responsabilité mise en cause directement ou indirectement par les instances du parti. Donnerions-nous crédit à une telle version alors que d’imminentes figures de la mouvance islamiste et des ex-militants ordinaires continuent à réclamer un éclaircissement à propos de cet acte grave?
Autres images et autres faits: certains quartiers populaires étaient devenus, durant cette même période tumultueuse, de facto sous l’influence de militants d’Ennahdha qui commençaient à y dicter quelques paradigmes de leur vision de la religion, notamment en ce qui concerne les habitudes vestimentaires des citoyens. Les actes qui avaient aussi visé certains hôtels durant cette période, et au-delà de la polémique relative à la détermination des responsabilités impliquées, ont été portés par une idéologie réactionnaire fortement inspirée d’une lecture extrémiste du message religieux.
Pis encore, Salah Karkar a reconnu dans un entretien en 20021 que le mouvement prodiguait des conseils à ses militants concernant leurs plans de carrière professionnelle au sein des administrations publiques. Salah Karkar précisait que ces conseils ne revêtaient pas de caractère obligatoire. Il ne faut pas être particulièrement avisé pour comprendre la logique sous-jacente à ces conseils: les intérêts stratégiques du parti et le noyautage de l’appareil de l’Etat.
Et puis cette évolution qu’a connue le mouvement ou le passage du Mouvement de tendance islamiste (Mti) à Ennahdha ne s’est pas accompagnée d’abord d’une révision épistémologique claire et sans équivoque et elle n’a pas aussi levé les zones d’ombre concernant des aspects liés notamment aux libertés individuelles. Deux interrogations à ce niveau pour illustrer ces propos : d’abord, comment pourrions-nous comprendre ou interpréter l’existence sur le site officiel du parti d’aussi bien le statut d’Ennahdha que celui du Mti: le parti revendiquerait-il son passé (sans pour autant l’avoir critiqué franchement) ou bien s’agit-il de statuts à la carte en fonction de l’orientation intellectuelle du visiteur?
Ensuite, des affirmations et des avis, exprimés par le passé et fondamentalement rétrogrades, n’ont pas fait l’objet d’une révision claire et précise. Il est important de rappeler que la doctrine d’un parti est faite certes du socle idéologique mais aussi des réflexions et des déclarations de ses principales figures et cadres, et Habib Mokni en était un et pas des moindres. En 1987, ce dernier, et en tant que représentant du Mti en France, déclarait2: «En ce qui me concerne, cela ne me gêne pas que, dans une société majoritairement musulmane, une femme sort dans la rue, le visage plus ou moins dévoilé, mais pas avec une mini-jupe ni la poitrine découverte (en décolleté-Ndla)…».
Cette logique de confiscation et de privation trouve toujours son écho et son prolongement quand Rached Ghannouchi évoque sa position concernant les boissons alcoolisées et ses perspectives pour le tourisme ou quand les militants d’Ennahdha, discrètement séparés en fonction de leur genre (phénomène qui aurait été observé aussi dans certaines écoles maternelles), applaudissaient enthousiasmés Psycho-M en train de proférer des incitations à la haine en bonne et due forme visant notamment le réalisateur Nouri Bouzid.
Ces dérapages ne sont pas des commérages mais ne constituent pas non plus un acte d’accusation. Néanmoins, ils nécessitent sans le moindre doute une autocritique profonde et sincère. Un parti politique sérieux et ambitieux se doit de faire cet exercice délicat et risqué mais qui ne peut être que bénéfique à long terme aussi bien pour Ennahdha que pour la Tunisie. Sans cette autocritique franche, ce parti se trouverait de facto conditionné par un discours contradictoire dans le temps, et variable en fonction des circonstances. Un tel discours ne peut que contribuer à attiser les craintes, à induire en erreur les partenaires et surtout à transformer Ennahdha en un parti hétérogène sans identité où des salafistes, des conservateurs voire même des progressistes se mélangent pour aboutir à un «melting pot» qui serait puissant à court terme mais fragile et éphémère à long terme; un remake du Rcd mais avec un arrière plan théocratique cette fois-ci. Et c’est cet équilibre de trapéziste qui explique le renvoi par les cadres de ce parti à des références politiques et historiques sans pour autant en vérifier la cohérence et la compatibilité.
Des références tronquées
Rached Ghannouchi ne cesse d’évoquer le modèle turc, Abdelfattah Mourou, co-fondateur d’Ennahdha, compare l’orientation politique de la mouvance islamique en Tunisie à celle de la démocratie chrétienne. En même temps, Noureddine Bhiri avoue l’existence de croisements intellectuels et conceptuels avec le Hamas et les frères musulmans. Un imbroglio de concepts, un labyrinthe de pistes politiques.
Concernant le modèle turc, Rached Ghannouchi va encore plus loin pour prétendre que «la réflexion que nous avons-nous-mêmes conduite sur l’enracinement des principes démocratiques dans la culture islamique a eu une influence sur d’autres mouvements, y compris l’Akp turc» (dixit). La référence au modèle turc n’est pas du tout appropriée. En effet, en visitant le site officiel d’Akp, on se rend compte de l’absence de toute référence religieuse. D’ailleurs l’héritage de Kamal Atatürk semble être clairement et complètement assumé par ce parti. En revanche, le même exercice aboutit à un résultat complètement différent concernant Ennahdha: les références à la religion sont multiples au niveau de son site officiel, une école islamique virtuelle y est proposée, etc.
Ensuite, l’orientation politique de la Turquie vise clairement à intégrer l’Union Européenne. L’Akp n’a jamais remis en cause le statut de membre de l’Otan. D’ailleurs, ce n’est pas Ennahdha qui rejoint l’Akp sur ce point, mais c’est plutôt le 1er président de la république tunisienne, Habib Bourguiba, qui, à l’aube de l’indépendance, a exprimé clairement sa préférence de faire partie de l’Otan que d’intégrer naturellement la Ligue des Etats arabes!
Quant à la référence à la démocratie chrétienne, il s’agit d’une énorme et triste tricherie intellectuelle et conceptuelle qu’il n’est même pas nécessaire de contre-argumenter dans cette contribution.
Et puis, quid ce ces croisements avec les frères musulmans qui prônent que «l’islam est la solution» (et donc sémantiquement la solution unique et absolue)?
Ce ne sont là que des exemples que nous citons, car les incohérences sont devenues nombreuses. Alors, il faut cesser de présenter des références tronquées car s’il est vrai qu’avant le 14 janvier il y avait un vide politique; il ne faudrait pas, non plus, le combler par des erreurs et des incomplétudes faute de connaissances approfondies ou par volonté préméditée d’induire en erreur (ce qui serait plus grave et pernicieux).
Ennahdha, en tant que parti qui respecte ses militants et surtout le peuple tunisien se doit d’être plus professionnel et plus objectif dans l’exercice de comparaison et de renvoi à des références politiques et intellectuelles. Une telle exigence est urgemment requise aussi dans la communication de ce parti.
Notes :
1 - «Le syndrome autoritaire: Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali»; par Michel Camau et Vincent Geisser, Presses de Sciences Po, Paris, 2003.
2 - Les cahiers de l’orient n°7, Troisième Trimestre 1987.
Lire demain :
Tunisie. Ennahdha, sa communication versatile savamment étudiée et distillée (2/2)