Décembre 2010, survient un certain nombre d’événements qui frappent la quasi totalité des pays arabes, à commencer par ceux riverains de la Méditerranée. Les analystes occidentaux voient en ce mouvement une révolution d’inspiration démocratique qui, à leurs yeux, constitue un «printemps arabe».
La réalité est plus complexe et surtout plus hétérogène que ne pourrait le laisser penser l’adoption de cette dénomination romantique et englobante. Le bourgeonnement, le réveil ou la renaissance, qui caractérisent un printemps, peuvent se faire attendre encore longtemps et nous ne sommes pas à l’abri de nombreux coups de gel tardifs.
C’est pourquoi, près de six mois après les premiers soulèvements observés, il paraît utile de revenir sur les circonstances de ces événements ainsi que sur leur devenir dans la période considérée, avant d’analyser les paramètres caractéristiques de chacun des pays touchés. Il importera enfin de s’efforcer de tirer les premiers enseignements et peut être des recommandations notamment à l’intention des Européens.
Afin d’éviter la dispersion dans la réflexion, Il a été choisi de limiter le sujet aux seuls pays maghrébins qui, bien que déjà très divers, présentent au moins un facteur de rapprochement déterminant pour leurs relations internationales, celui d’une grande proximité géographique, humaine et économique avec l’Union européenne.
Rappels chronologiques
Fin 2010, le chômage en Tunisie est estimé officiellement à 14% mais atteindrait au moins 40% pour les diplômés.
Le vendredi 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant de fruits et légumes de 26 ans, se fait confisquer sa marchandise par la police municipale. Désespéré et empêché de plaider son cas devant le préfet, il décide de s'immoler par le feu devant la préfecture. Il mourra peu après.
Aussitôt, les populations des villes du sud et du centre de la Tunisie lancent des manifestations en signe de solidarité avec celles de la région de Sidi Bouzid, en proie à des émeutes sociales depuis une dizaine de jours. Le phénomène s’étend au nord y compris à la capitale.
Le pouvoir ne prend pas la mesure des événements et qualifie les soulèvements de «pure manipulation à des fins politiques malsaines»(1).
Mais les responsables européens ne sont pas plus perspicaces et l’on peut entendre la ministre des Affaires étrangères française suggérer qu’afin que «le savoir faire, reconnu dans le monde entier, de nos forces de sécurité, permette de régler des situations sécuritaires de ce type». «C’est la raison pour laquelle nous proposons effectivement aux deux pays de permettre dans le cadre de nos coopérations d’agir pour que le droit de manifester puisse se faire en même temps que l’assurance de la sécurité». (2)
Les chercheurs ne sont guère mieux éclairés et l’on peut lire que «c’est complètement utopique de croire que Ben Ali va partir. Il est là depuis 1987. Il n’y a pas d’alternative. Aucun mouvement ni figure politique n’est capable d’incarner le changement et la stabilité»(3), ainsi que l’explique Selma Belaala(4).
Et pourtant, le 14 janvier le président Ben Ali s’enfuit de Tunisie.
Une révolution est en cours, elle débouchera très vite sur une volonté forte de refonder la vie politique de ce pays dans toutes ses composantes à commencer par l’élaboration d’une nouvelle constitution
Due au constat d’une profonde dégradation des conditions de vie quotidienne depuis les années quatre-vingt-dix, cette révolution est née d’une revendication pour l’emploi qui conditionne bien évidemment la capacité à vivre tout simplement. C’est cette aspiration vitale, devenue plus forte que la peur du pouvoir dictatorial, qui motive les manifestants. Elle s’exprimera ensuite par l’appel au respect du «droit d’exister» de chacun, économiquement (emploi, Etat de droit) et politiquement (dignité, respect, liberté, démocratie)(5).
«Plus de misère, plus de chômage», criera cinq jours plus tard(6), un autre jeune de la ville de Sidi Bouzid, en mettant fin à ses jours en s'électrocutant au contact de câbles de haute tension, après avoir escaladé un poteau électrique sur la voie publique.
Mais cette amorce de révolution est aussi le point de départ de nombreux soulèvements, dans le monde arabe et spécifiquement en Méditerranée, qui connaîtront des déroulements divers de la Libye à l’Algérie, de l’Egypte au Maroc.
La situation n’est, en effet, pas meilleure dans les autres pays du Maghreb central. Le taux de chômage des 15 ans et plus est ainsi de 31% en Tunisie, 43% en Algérie et 17% au Maroc(7).
Ainsi, dès les 4 et 5 janvier, en Algérie, une nouvelle vague violente de protestations, dénonçant l’augmentation insupportable des prix des produits de grande consommation comme l’huile et le sucre, déferle sur Oran, Alger, Blida, Dejlfa, Ouargla et d’autres régions du pays. Les autorités multiplient les promesses déclarant notamment que «les produits de large consommation resteront subventionnés par l’Etat» (8). Le 7 janvier, après une nuit agitée, les jeunes de Bab El-Oued n’ont qu’un seul mot d’ordre sur leurs lèvres: «Ce soir, nous reviendrons dans les rues pour déclencher une révolte contre le chômage et la mal vie»(9). De fait, ainsi que l’affirme l’économiste Akli Saker, «l’exclusion du monde du travail» est considérée, «comme une des sources principales du désespoir d’une partie de la jeunesse»(10).
Ces soulèvements se poursuivent régulièrement et lors du rassemblement du 6 février le gouvernement affirme au Comité des chômeurs algériens(11) que les revendications des manifestants seront remises à qui de droit. Bouteflika annonce (12) la levée prochaine de l’état d’urgence et l’adoption de mesures favorables à la création d’emploi.
Le 15 avril, à la télévision nationale, alors qu’il ne s’est pas exprimé en public depuis plus de trois mois, le président Abdelaziz Bouteflika annonce avoir décidé d’amender la constitution afin de «renforcer la démocratie représentative» en Algérie(13).
Ces déclarations, ajoutées aux réticences des Algériens face au risque de connaître à nouveau, dans le prolongement de la décennie noire, des débordements violents semblent suffire dans un premier temps pour écarter une révolte généralisée à caractère révolutionnaire.
Au Maroc, le lundi 10 janvier à Rabat, une manifestation de soutien au soulèvement tunisien pour l’emploi, qui s’était déroulé durant le week-end précédent, est interdite par les autorités marocaines. Jusqu’alors, ce pays n’était pas touché par les révoltes. Le jeudi 10 février(14) dans la soirée, un millier de diplômés chômeurs se dirigent vers le Palais royal à Rabat, pour dénoncer l’inaction du gouvernement et demander la démission du Premier ministre, Abbas El Fassi.
Le 20 février, un appel est lancé, cette fois sur des mots d’ordre plus politiques que relatifs à l’emploi: «On veut la démocratie réelle, pas un théâtre, où les partis politiques ne représentent personne». Plusieurs milliers de Marocains manifestent dans le calme ce dimanche là à Casablanca et Rabat pour réclamer des réformes politiques et une limitation des pouvoirs du roi, premier mouvement de ce type dans le pays depuis le début des révoltes qui secouent le monde arabe. Ce mouvement semble avoir également touché une cinquantaine de préfectures. Selon les autorités marocaines, le bilan des troubles qui ont suivi les manifestations «Facebook» s’établirait à cinq morts et cent vingt-huit blessés dont cent quinze dans les rangs des forces de l’ordre(15). Le lendemain, un sit-in à Rabat est réprimé avec violences. Le roi affirme sa fermeté et dit(16) ne pas vouloir «céder à la démagogie». Les représentants du «Mouvement du 20-Février» décident alors de reconduire le mouvement chaque semaine.
Les Marocains descendent de nouveau dans la rue les 26 et 27 février. A Casablanca et Rabat, les manifestants se sont dispersés dans le calme. Des incidents violents ont en revanche éclaté dans le sud du pays. Le 6 mars nouvelle manifestation réclamant un «Etat de droit» dans plusieurs villes. Le mercredi 9 mars, le roi Mohammed VI annonce une «réforme constitutionnelle» démocratique. Une commission de révision est nommée.
Les projets de réformes ainsi annoncés sont accueillis avec enthousiasme par l’establishment politique traditionnel mais aussi par certains Etats européens. Au demeurant, du côté des associatifs et des jeunes, la critique demeure d’autant plus que le dimanche 13 mars, peu après la déclaration du roi, une manifestation est réprimée avec violence à Casablanca. Le mouvement «Jeunes du 20 février» décide de maintenir son appel à manifester pour le 20 mars, soit le dimanche suivant. Les sit-in se poursuivent ainsi jusqu’au 28 avril date à laquelle se produit l’attentat de Marrakech. Depuis, aucun incident n’est dénoncé tandis que les travaux de la Commission se poursuivent.
Dès le 13 janvier, la jeunesse en Mauritanie, s’inspirant des événements dans les autres pays arabes, s’est mise en marche demandant des réformes. Les revendications sont surtout liées à l’emploi et aux salaires. Comme en Tunisie, les islamistes n’apparaissent pas comme des éléments moteurs de ces révoltes. Cependant, l’opération militaire en Libye leur fournira une nouvelle tribune qui semble avoir contribué à l’effacement de cet embryon de soulèvement.
Il est vrai que ce pays, charnière entre les ensembles maghrébin et subsaharien, est confronté depuis quelques années à des défis sécuritaires majeurs internes et régionaux. Située au croisement des échanges humains, commerciaux et religieux Sud-Nord, la Mauritanie est également prise dans le maillage des flux criminels qui s'étendent du golfe de Guinée à la Méditerranée. Ces enjeux vitaux préoccupent en priorité dirigeants et populations.
Enfin, en Libye, dès le 12 janvier des tensions apparaissent au point que le 16 janvier le journal ‘‘Libya Alyoum’’ évoque «une situation confuse dans toute la Libye»(17). Dans le même temps le colonel Kadhafi observe avec un jugement critique la révolution tunisienne et soutient Ben Ali jusqu’au jour où il déclare: «On ne peut pas être contre la volonté du peuple tunisien. Nous sommes avec le peuple tunisien», dans une interview diffusée mardi 25 janvier par la chaîne privée tunisienne Nesma TV(18). Cependant la situation continue à se dégrader notamment en Cyrénaïque et un appel à manifester le 17 février est lancé à travers divers groupes sociaux sur Internet. Il s’agit de faire de cette journée «une journée de colère contre la corruption et le népotisme» (19). Le 16 février, 38 personnes sont blessées dans des affrontements à Benghazi, entre des manifestants et les forces de l’ordre. Le 17 février, «La journée de la colère», à l’appel de la jeunesse via les réseaux sociaux, donne lieu à de nombreuses manifestations dans plusieurs villes libyennes et se traduit par la mort de six personnes à Benghazi(20). Le soulèvement s’amplifie et touche plusieurs villes, l’armée se déploie, la répression s’accentue et le nombre de morts également. Le bilan des manifestations ne cesse de s’alourdir et dépasse, lundi 21 février(21), les 230 morts, selon Human Rights Watch alors que Seif Al-Islam, le fils du colonel Mouammar Kadhafi dont les manifestants réclament le départ, reconnaît que le pays est au bord de la guerre civile. Des moyens aériens tirent contre la foule. Des voix se font entendre en Europe pour appeler à la protection humanitaire des populations.
Le président de la république française condamne(22) «l’usage inacceptable de la force» en Libye. Il exige également «l’arrêt immédiat» des violences et appelle à une «solution politique afin de répondre à l’aspiration du peuple libyen à la démocratie et à la liberté». La Cyrénaïque échappe au contrôle de Tripoli. Le mardi 22 février, le Conseil de sécurité de l’Onu, réuni en urgence à New York, exige «la fin immédiate» de la violence dans le pays et condamne la répression des manifestants engagée par le régime. Attaquée dans l’est libyen qu’elle contrôle depuis plusieurs jours, l’opposition à Benghazi, avant-garde de la contestation anti-Kadhafi, se résigne à demander(23) aux Occidentaux de mener des frappes aériennes pour espérer continuer d’exister. Les affrontements entre pro et anti-Kadhafi confirment la partition de la Libye entre l’Ouest, aux mains du Guide, et l’Est, contrôlé par les rebelles.
Le Conseil de sécurité de l’Onu vote le 17 mars la résolution 1973 autorisant la création d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus d’une partie de la Libye. La résolution autorise toutes les mesures nécessaires pour protéger les civils et imposer un cessez-le-feu à l’armée libyenne. La résolution onusienne est saluée par des scènes de liesse à Benghazi et une réaction quasi-immédiate de Kadhafi. Le Guide libyen se dit prêt à un cessez-le-feu mais veut discuter de sa mise en œuvre.
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Tel est le résultat en mars 2011 des diverses révoltes au Maghreb: une révolution en marche en Tunisie, des mouvements jugulés en échange de promesses de progrès démocratiques en Algérie et au Maroc, une situation figée en Mauritanie du fait d’autres préoccupations inquiétantes et enfin une guerre en Libye.
Demain : L’impact des révoltes arabes en Tunisie et au Maghreb (2/3)
Notes :
1- In Le Figaro, 28 décembre 2011.
2- In Le Point, 12 janvier 2011.
3- In 20 minutes, 11 janvier 2011.
4- Selma Belaala, politiste à l'université de Warwick au Royaume-Uni.
5- In la Revue «Mondes» N°7 – mai 2011 – «Crises et sortie de crises en Méditerranée : l’exigence d’une nouvelle croissance et d’une vie dans la dignité» – Henry Marty-Gauquié.
6 - In Le Figaro - 28 décembre 2011.
7 - World data 2008/IEMED.
8 - In El Watan – 6 janvier.
9 - In El Watan – 7 janvier.
10- In La Croix - 10 janvier.
11 - In Econostrum 18 février.
2 - In L’Express – 14 février ;
3 - In France Info - 15 avril 2011.
4 - In Econostrum – 15 février.
5 - In Econostrum – 22 février.
6- In Le Monde - 23 février.
17 - In lettre Algérie focus du 16 janvier.
18 - In Jeune Afrique du 26 janvier.
19 - In Jeune Afrique - du 15 février.
20 - In site Econostrum du 18 février.
21 - In Romandie News du 21 février.
22 - In lettre L’Express du 21 février.
23 -In Lettre Nouvel obs du 4 mars.