Désormais, l’avenir politique de l’élite tunisienne se décidera non pas dans les salons feutrés parisiens ou américains mais dans les choix politiques de chaque Tunisien.

Par Jamel Dridi


 

L’élite autoproclamée tunisienne lance son dernier écran de fumée. Elle tente aujourd’hui par une campagne médiatique cosmétique de faire croire à l’existence d’un clivage forces rétrogrades religieuses et forces progressistes. Pourtant la gifle historique qu’elle vient de prendre révèle que le clivage est plutôt social et économique entre une élite richissime et une masse populaire pauvre.

Longtemps, le Tunisien a été considéré comme un enfant que l’on a privé de droits politiques. Ce fut le cas sous Bourguiba comme sous Ben Ali. Le vote historique du 23 octobre 2011 a mis fin à cette terrible frustration.

Qui veut gâcher la fête du peuple ?

De l’avis de tous les observateurs, étrangers comme Tunisiens, le scrutin s’est déroulé de manière exemplaire. A ce stade, félicitons tous ceux qui ont permis ce bon déroulement. Surtout l’Isie mais aussi l’armée et la police qui ont assuré la sécurité de ce scrutin.

Mais si le Tunisien est aujourd’hui heureux, certains essaient de gâcher sa fête. Je ne parle pas des militants politiques dont les partis n’ont pas obtenu un bon score. De leur part, on ne peut exiger qu’ils soient satisfaits. En tout bon militants investis qu’ils sont, il est normal qu’ils soient déçus.

Non, je parle de ces soi-disant élites «autoproclamées» tunisiennes. Ces «élites», comme elles se désignent elles mêmes, qui sont complètement déconnectées de leur peuple.

Car c’est bien là où est aujourd’hui le véritable clivage en Tunisie. On essaie de nous faire croire qu’il s'agit d’un clivage entre laïcs et religieux, entre forces progressistes et forces rétrogrades. Une véritable escroquerie cosmétique à laquelle les gouvernants occidentaux n’ont cette fois-ci pas donné suite.

Contrairement au passé, Etats unis et France en tête se sont empressés de féliciter les Tunisiens pour cette élection réussie. Même la presse occidentale, dont une partie s’était faite dans le passé l’avocate du régime de Ben Ali en échange de séjours hôteliers ou d’achat d’encarts publicitaires, a été fidèle à la réalité et a tenté d’expliquer ce vote.

Pour revenir à cette «élite», cette tentative d’escroquerie masque en réalité la véritable cassure en Tunisie. Le clivage est en effet entre les quelques milliers de personnes qui vivent royalement à Carthage, La Marsa et Sidi Bousaid et les 9 millions de Tunisiens qui galèrent quotidiennement : chômeurs, petits fonctionnaires, ouvriers, etc. Si l’on veut comprendre ce qui se passe en Tunisie, c’est plutôt cette grille de lecture qu’il faut prendre. Celle d’une «élite» corrompue qui vit royalement à côté d’un peuple qui souffre le martyre au point de ne pas avoir peur de s’immoler par le feu.

Mais ce qui choque le plus n’est pas là. Car voilà que cette élite, en plus d’essayer de maquiller une réalité économique criante, s’attaque maintenant au jeu démocratique en disant clairement que le peuple tunisien s’est trompé, que le peuple peut être force d’inertie, que la société civile allait faire contrepoids aux forces qui viennent de gagner cette élection, etc.

Aller un peu plus au contact du peuple

Un personnage influent tunisien énonçait hier sur une radio de premier plan française que la société civile tunisienne allait être vigilante face à Ennahdha. Le journaliste français, ne se laissant pas endormir par ce beau parleur, lui fait une remarque excellente en précisant que la société civile avait aussi participé à ce vote car elle est composée aussi du peuple tunisien. Déstabilisé, ce membre autoproclamé de l’élite tunisienne répond : mais l’élite ce n’est pas que cela, l’élite ce sont les universitaires, les politiques en ajoutant une phrase terrible : «Le peuple peut être une force d’inertie».

Certes, cette réponse n’est pas totalement dénuée de sens car l’histoire nous l’apprend mais au lieu de toujours blâmer les erreurs du peuple, de l’infantiliser, ce peuple tunisien d’ailleurs exemplaire, pourquoi cette «élite» ne fait elle pas son autocritique ?

Au lieu d’analyser froidement les raisons du succès d’Ennahdha et de préparer la riposte pour les prochaines échéances électorales tunisiennes, cette élite perdante continue de pratiquer un sophisme qu’ont bu pendant longtemps les journalistes et hommes politiques français... jusqu’à cette gifle électorale historique qui a réveillé tout le monde face au «miracle économique tunisien» qui ne fut en réalité qu’un mirage cosmétique de communication.

Si l’on avait un conseil à donner à cette «élite» tunisienne, ce serait, tout en ayant un œil vers le nord, d’aller un peu plus au contact de son peuple dans le sud. Car, désormais, l’avenir politique de cette élite se décidera non pas dans les salons feutrés parisiens ou américains mais dans les choix politiques de chaque Tunisien.

Pour reprendre l’excellente remarque d’un éditorial du journal en ligne Kapitalis (Les premières leçons d’un scrutin historique) que j’invite à aller lire largement si l’on veut aller plus loin dans la compréhension de ce qui se passe en Tunisie : «Les résultats de ces élections ont montré que la Tunisie ne se gouverne qu’au centre et dans le cadre d’un consensus sur le plus large dénominateur commun».

Pour ma part, ce dénominateur commun étant désormais, comme dans toute démocratie, l’intérêt et les préoccupations du peuple et non celui d’une élite minoritaire autoproclamée !

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