Les forces progressistes ont vécu la victoire d’Ennahdha comme une catastrophe et certains sont inquiets et se disent «tout ça pour ça !» en parlant des résultats du scrutin après la révolution.
Par Abderrazak Lejri *
Il faut vraiment être extrêmement blasé pour bouder son plaisir après les libertés des débats d’idées, l’extrême bonheur de la journée électorale mémorable, une participation au-delà de toute prévision où l’on a vu des électeurs et même des gosses pleurer (c’est véridique !) de ne pas pouvoir voter et la symbolique de l’index gauche teinté d’encre bleue (que des esprits chagrins ont qualifiée de cinéma), signe de communion de 4 millions de Tunisiens ayant accompli pour beaucoup d’entre eux leur devoir électoral sans contrainte et pour la première fois.
Pour paraphraser Med Chawki Abid qui a écrit «la victoire d’Ennahdha, c’est aussi la Victoire de la Démocratie», le dimanche 23 octobre ne marque pas la victoire d’Ennahdha mais celle de la démocratie.
La victoire d’Ennahdha était attendue
La victoire incontestable d’Ennahdha ne représente pas une surprise et était attendue, toutes les projections lui accordant 30% des sièges bien avant la sanction des urnes, vu l’efficacité de son effort logistique visible, le dévouement de ses membres et l’occupation du terrain notamment au sein des couches sociales défavorisées.
Nier ou ne pas accepter la sanction des urnes n’est pas recevable même si je suis loin d’être un supporter ou un adepte de ce parti islamiste.
Ceci ne nous empêche pas de relever que si ce parti veut être en situation d’exercer le pouvoir, il aurait gagné en crédibilité si, sur le plan des principes et pour donner des gages de probité (qui représente son fonds de commerce) :
- il avait obtempéré à la nécessité de décliner ses sources de financement;
- il n’avait pas fait divers chantages au sein et en dehors de la Haute instance Ben Achour;
- il avait tenu un discours non ambigu à l’occasion de plusieurs évènements qui ont porté atteinte à la liberté d’expression et de la personne humaine notamment des femmes;
- il avait maîtrisé son aile radicale et dénoncé fermement les dépassements de certains nervis parmi ses membres;
- il avait pris les devants pour empêcher la transformation des mosquées en espaces de campagne électorale;
- il avait donné l’exemple dans la cessation de la publicité électorale et sanctionné lui-même les dépassements authentifiés avant, pendant et après le scrutin dont le racolage éhonté des électeurs analphabètes qui nous rappelle les méthodes du Rcd.
Ennahdha a largement profité de la faiblesse d’un gouvernement mollasson, d’un appareil sécuritaire défaillant et timoré et de l’inexpérience de l’Isie que tout le monde doit saluer par ailleurs.
Ceci étant, il est fort probable que ces dépassements n’ont pas fortement influencé le résultat du scrutin même s’ils doivent être sanctionnés, sinon les conducteurs vont être absouts de leurs fautes quand ils brûlent le feu rouge sous prétexte qu’ils n’ont pas provoqué d’accident.
Ce mouvement a aussi versé dans le populisme pour créer la confusion dans les priorités des attentes en escamotant les discussions quant à la constitution et en focalisant les débats sur des promesses électorales socio-économiques dont des mesures urgentes qu’ils savent pertinemment ne pas pouvoir tenir, mais qui ont un écho auprès de franges de la population marginalisées préoccupées davantage par une désespérance quotidienne que par des débats théoriques dont les nuances sont du ressort d’experts constitutionnalistes.
Qu’on le veuille ou pas, il faut aussi reconnaître que les personnes démunies du pays profond sont plus perméables à un discours basé sur la morale en opposition à une déliquescence des valeurs de l’ancien régime et s’en remettent à Dieu chaque fois que l’horizon leur paraît bouché.
L’échec des modernistes ?
L’échec des modernistes est en partie explicable par le clivage certain entre une élite lettrée et citadine et une majorité de la population rurale de l’intérieur et par l’enlisement dans le piège du débat identitaire dans lequel Ennahdha les a entrainés. (Le débat similaire sur l’identité nationale a conduit à des dérapages et une crise politique majeure en France).
Ceci étant, le litige entre Ennahdha et les modernistes (comme le 14 janvier qui a mis à nu le clivage entre les régions côtières, équipées, urbanisées et nanties et celles de l’intérieur rurales, sous équipées et non valorisées) est davantage sociétal qu’économique ou politique.
On ne comprend d’ailleurs pas la fixation que font les islamistes sur la femme qui tient de la paranoïa et j’en citerais deux exemples :
- Lors d’un débat restreint, M. Zitoun d’Ennahdha a justifié l’avantage de la non-mixité par le fait qu’en Angleterre, où il a vécu, les meilleurs résultats sont obtenus dans les collèges non mixtes !
- Proche de nous, le président du Cnt dans le premier discours de proclamation de la libération de la Libye, n’a rien trouvé de plus important dans ce moment historique que de parler des dispositions prioritaires du divorce et de la polygamie au regard des immenses attentes d’un pays entièrement détruit à reconstruire (la bêtise n’ayant pas de limite) !
Ceux qui sont inquiets songent aux scénarios à l’algérienne ou palestinienne où le processus électoral a été interrompu quand les islamistes ont remporté le scrutin ou à l’iranienne où les révolutionnaires d’obédience islamique radicale ont instauré un pouvoir théocratique jusqu’à nos jours, ce qui est loin d’être le contexte tunisien.
La posture dans l’opposition
Dans tous les cas de figure, Ennahdha ne gouvernera pas seul et les inquiétudes sont légitimes de voir Ettakatol et le Cpr renier certains de leurs engagements au sein d’une coalition (il faut savoir que les partis d’opposition peuvent changer radicalement d’attitude dès qu’ils sont en situation de gouverner – et pour s’en convaincre, Abdoullaye Wade du Sénégal est un cas d’école à avoir à l’esprit).
D’ailleurs les dirigeants historiques de ces deux partis Ben Jaafar et Marzouki –tout militants et patriotes qu’ils sont – ont commencé à déraper à l’approche du 23 octobre en appelant à ne pas voter indépendant.
Il serait utile, qu’à côté des indépendants et de la société civile, le Pdm joue, comme s’y est engagé le Pdp, le rôle d’opposition dont la neutralisation par une distribution de responsabilités sous couvert d’unité nationale serait la pire des choses.
Ennahdha et ses coalisés verront que s’il est facile de prendre des mesures populistes d’ordre sociétal sous prétexte d’instauration d’un nouvel ordre moral public, pour caresser leurs adhérents extrémistes dans le sens du poil, il n’en sera pas de même pour s’attaquer aux véritables défis à relever qui concernent leur électorat quant à l’éradication du chômage, les réformes fiscale et sociale et de la santé sans parler des équilibres budgétaires.
Le processus révolutionnaire étant itératif, la Tunisie n’en est qu’aux premières répliques du séisme du 14 Janvier, et quelle que soit la coalition qui va gouverner à moyen terme le pays, il est à craindre que si les attentes principales des populations ne sont pas exhaussées, il ne fera pas bon de siéger comme élu au palais du Bardo car les répliques risquent d’être plus violentes que le premier soulèvement.
A plusieurs occasions, le peuple tunisien a montré qu’il était courageux, magnanime, digne et mature ; c’est maintenant à la classe politique d’être au rendez-vous de l’histoire pour se mettre à sa hauteur.