Le verdict du peuple est tombé… mais quid de la paix sociale ? Et des grands choix économiques et sociaux ? Que peut faire Ennahdha pour les régions ?
Par Hédi Sraieb*
A l’heure de l’analyse fine des résultats qui reste à faire, quels enseignements peut-on tirer à chaud des résultats de cette élection historique, la première du genre à être réellement démocratique ?
En dépit de quelques difficultés d’organisation, et de fraudes patentes, la Tunisie a réussi son pari, insensé dans le monde arabe, sous le regard médusé de nombreux observateurs internationaux.
Un raz-de-marée et quelques surprises
Interpréter les résultats nécessite une extrême prudence. Reprendre les catégories classiques des politologues pose problème. La Tunisie n’a pas encore de tradition démocratique, et toute classification reste hasardeuse.
Il ne peut donc être question, pour l’heure, que d’identifier des sensibilités plus ou moins homogènes mais qui ne peuvent pas encore constituer l’ossature d’alliances plus solides, pertinentes, homogènes et durables.
Ce scrutin aura réservé quelques surprises, certaines sont de taille : le raz-de-marée du courant islamiste, l’ascension de la sensibilité arabo-musulmane du Cpr, l’échec patent du courant moderniste et progressiste, ainsi que la présence d’un succédané, d’avatars du Parti-Etat de destouriens reconvertis, regroupant les caciques ou soutiens de l’ancien régime.
Pneux brûlés dans les rues de Sidi Bouzid
Les semaines qui viennent devraient nous renseigner un peu plus sur la recomposition du paysage politique qui ne va pas manquer d’avoir lieu.
Mais les priorités restent les mêmes : juger le régime déchu, construire les droits et les institutions, enclencher une politique d’urgence sociale et de premières réformes économiques. Oui mais comment et avec qui ?
Les populations «oubliées»
Le débat, reconnaissons-le, s’est largement réduit à l’alternative binaire entre islamité arabe et laïcité à la tunisienne démontrant en quelque sorte que le corps social était encore prisonnier d’une vision outrageusement simplificatrice héritée de l’ancien régime, passant à côté de la question bien plus centrale des populations «oubliées» par le régime de Bourguiba par méfiance et suspicion puis par Ben Ali par un renouvellement autoritaire qui a prolongé et reproduit la subordination de l’intérieur au littoral.
Pour le moment, cet intérieur brille par son absence. Aucune véritable élite, ni figure locale n’a pu encore s’extraire, et de fait son vote semble plus s’inscrire dans l’ordre de la sanction protestataire et de la contestation du système.
La vraie question n’est plus tant ce que le mouvement islamiste veut faire mais bien plus simplement ce qu’il peut faire, mais aussi sur ce que peut bien accoucher la nouvelle classe politique encore dans l’incapacité de sortir des jeux byzantins de la «transition».
Toutes ces questions se condensent en une seule, celle de la recherche de nouveaux rapports possibles entre l’Etat et les régions en rébellion, sur fond d’une nécessaire réconciliation nationale. Une quadrature du cercle bien moins évidente qu’il n’y paraît.
Avancer sur ce terrain «miné» est bien plus complexe qu’il n’y paraît.
Les responsables vont devoir composer avec les silences d’une économie informelle traversée ici et là de vagues mafieuses, construites tantôt autour de notables locaux économiques ou administratifs pour le moins remis en cause, tantôt par des représentants de la famille, ce que d’aucuns nomment «les petits Trabelsi» locaux.
La paix sociale honteuse concédée par l’ancien régime, faite de circuits et d’agencements particuliers, est bien plus présente que ne veulent bien dire les chroniqueurs.
Le mouvement Ennhadha l’a, semble-t-il, bien compris, dans son appel à l’union des forces nationales.
Redonner vie à ses régions, au-delà du discours lénifiant de la «décentralisation» apparaît bien plus comme un défi et une vraie gageure.
Faire une politique libérale axée sur l’initiative privée telle que l’a formulée le courant majoritaire passe par les arcanes de l’existant et de ses turpitudes cachées.
Equation pauvreté-économie mafieuse
Que faire des circuits occultes et de ses représentants souvent incontournables : les amnistier risque alors de s’exposer aux foudres des indignés, les congédier risque tout aussi bien de briser l’effet recherché.
Ennahdha dispose-t-il déjà des ressorts suffisants, autres que moraux, lui permettant de favoriser l’émergence de nouvelles élites locales susceptibles de sortir de cet enchevêtrement complexe de passe-droits, de rivalités locales de pouvoir, de modalités d’accès à la captation de richesses sur le mode des réseaux clientélistes, aux habitudes de prédation ?
Certes ces questions cruciales ne se présentent pas de manière uniforme. Chacune des régions déshéritées a ses spécificités propres comme en témoigne le paradoxe du vote de la région de Sidi Bouzid !
L’instrumentalisation n’a pas fini de nous surprendre.
Comment aborder la question foncière ? Les futurs marchés publics ?
Beaucoup d’observateurs font le rapprochement de la fracture italienne nord-sud, avec celle que nous connaissons est-ouest. Comparaison n’est pas raison. Mais force est de constater qu’en dépit du volontarisme (notamment celui de la Fiat et d’autres), les gouvernements italiens qui se sont succédé depuis 25 ans n’ont jamais réussi à résoudre l’équation pauvreté-économie sous-terraine mafieuse qui continue à être le nœud gordien des déchirements de la classe politique de ce pays.
Au-delà de cette comparaison hâtive, il reste que l’installation de mécanismes de substitution aux anciens, conflictuelle s’il en est, ne se fera pas sans déchirures : probablement au-dessus des possibilités de ce seul mouvement ressortant de l’ombre.
Quel traitement pour le bassin minier qui n’en finit pas d’exprimer son mécontentement ? De la petite paysannerie du centre en colère comme les pratiques de prix, d’accès à l’eau, au crédit ? De la prédation-collusion des notables du nord-ouest ?
La reconduite d’une politique «par le haut» telle qu’elle se dessine risque de se heurter de plein front à une résistance qui s’organise. Voilà bien une perspective qui ne réjouit pas le mouvement Ennahdha, pris en otage entre les notables de terrain, relais d’efficacité opérationnelle, et la suspicion locale légitime à l’égard de justice sociale.
Ce mouvement a bien saisi que «y aller seul» était suicidaire !
* Docteur d’Etat en économie du développement.