Lors des élections du 23 octobre, les électeurs tunisiens ont indiqué clairement qu’ils ne considéraient pas l’islam comme un ennemi, qu’ils y voyaient plutôt le rempart de leur identité nationale, de leurs droits et de leurs libertés.
Par Aziz Krichen*
Lorsque l’on est démocrate, on accepte le résultat du suffrage populaire. On le respecte parce que l’on respecte son propre peuple. Les Tunisiens ont voté et tranché. Globalement, ils ont donné leurs voix aux mouvements qui se sont comportés honorablement sous la dictature (Ennahdha, Cpr, Ettakatol), et ils ont sanctionné sévèrement ceux qui se sont compromis avec le régime, avant ou après le 14 Janvier (Pdp et Ettajdid). De ce point de vue, nos compatriotes ont été on ne peut plus clairs et conséquents.
Manifestations de Tunisiennes pour le port du voile
Toujours lorsque l’on est démocrate, on ne diabolise pas son vis-à-vis. L’islamisme n’est pas un, mais multiple. L’islamisme jordanien n’est pas l’islamisme afghan, l’islamisme turc n'est pas l’islamisme saoudien. Les militants d’Ennahdha et ses dirigeants ne sont pas tous des fous furieux et, surtout, ils ne vont pas gouverner seuls. Si l’on ne souhaite pas les voir devenir majoritaires, si l’on ne veut pas qu’ils soient hégémoniques, si l’on tient à préserver le pluralisme du pays, il n’y a qu’une chose à faire : s’engager dans un mouvement politique capable de se maintenir face à eux et de les contenir.
Des membres d'Ennahda regardent les résultats de l'élection au siège du parti à Tunis ( 24 octobre)
L’islamisme et la laïcité à la française
Après ces deux positions de principe, allons au fond du problème : on ne peut pas faire reculer l’islamisme en se réclamant de la laïcité à la française. Je le répète depuis des années, à contre-courant de nos pseudo-modernistes, dont le regard est bouché par la nostalgie de la «belle époque» coloniale. La Tunisie n’est pas la France. Notre histoire n’est pas pire, elle n’est pas meilleure : elle est différente. En France, la révolution démocratique était proprement condamnée à prendre un contenu antireligieux.
Pourquoi ? Parce que l’Eglise catholique représentait, avec la monarchie, le principal appui du système féodal renversé en 1789. Ensemble, en effet, le clergé et le roi détenaient plus du tiers des terres agricoles du pays. L’accès à la propriété passait par la désacralisation du catholicisme et de la royauté. L’anticléricalisme et le laïcisme français viennent directement de là.
En Tunisie, comme dans le reste du monde arabe, le contexte est radicalement différent. Pourquoi ? Parce que la révolution démocratique revêt d’abord chez nous un caractère national, une obligation d’indépendance nationale. Le pays a été longtemps colonisé, c’est-à-dire dépossédé de lui-même. En 1956, le premier propriétaire foncier n’est ni le bey ni la Zitouna, mais la colonisation française (1), qui exploite par ailleurs de manière exclusive toutes les autres ressources du pays. Pour affaiblir le mouvement de libération et le désorienter, la colonisation n’avait cessé de s’attaquer aux références identitaires de la population – la langue arabe et la religion musulmane –, en cherchant à les déconsidérer, à les discréditer, les présentant comme rétrogrades, aliénantes et finalement étrangères à la «tunisianité authentique».
Ce travail de sape de l’identité nationale ne s’est pas arrêté en 1956. Après l’indépendance formelle – passage d’un statut colonial à un statut néocolonial –, il s’est poursuivi et même intensifié, d’abord sous la dictature «éclairée» de Bourguiba, puis sous la dictature maffieuse de Ben Ali. Tout au long de leurs présidences, sur près de 60 ans, en dépit de diversions tactiques ici ou là, l’islam et la culture arabe sont restés l’objet de la méfiance et de l’hostilité du pouvoir politique. Malgré la récupération folklorique de la religion opérée par les deux hommes, être musulman, pour leur police, c’était être suspect.
Comment expliquer une telle continuité ? En grande partie par l’orientation donnée au système scolaire en 1958 (réforme Messaadi). La France avait formé une (petite) élite autochtone à son image ; après son arrivée au pouvoir, cette élite a repris le modèle métropolitain et l’a généralisé, tout en le dégradant. La domination directe par la France (par le biais de l’administration et de l’armée) s’est ainsi transformée en domination indirecte (par le biais de supplétifs locaux). L’islam restait l’ennemi dans les deux cas – malgré des concessions formelles dans certaines matières d'enseignement. Après les attentats du 11-Septembre, cette structure de base est même devenue une donnée fondamentale de toute la stratégie de domination occidentale dans le monde arabe et musulman.
Le 14-Janvier a ouvert un nouveau cycle. Le soulèvement populaire a commencé à faire bouger les lignes. Les élections du 23 octobre ont permis de franchir un pas de plus dans ce sens, même si le chemin est encore long. S’exprimant pour la première fois librement après un demi-siècle d’oppression et d’abus, les électeurs ont indiqué clairement qu’ils ne considéraient pas l’islam comme un ennemi, qu’ils y voyaient plutôt le rempart de leur identité nationale, de leurs droits et de leurs libertés.
L’islam comme religion nationale
Replacés dans leur perspective historique réelle, ces divers éléments convergent vers une même conclusion. En Tunisie, comme dans le reste du monde arabe, l’islam n’est pas seulement la religion de la majorité de la population, il est aussi la religion nationale de l’ensemble de la population. L’islam représente une sorte de marqueur distinctif, l’héritage commun de tous les citoyens, qu’ils soient musulmans ou adeptes d’autres religions, croyants ou non-croyants.
Comment l’islam a-t-il pu acquérir une telle centralité dans la conscience collective ? Pour plusieurs raisons, certaines anciennes, d’autres plus récentes. Les raisons anciennes relèvent de la culture. Religion de la majorité, l’islam a aussi développé des façons d’être, un mode de vie et de pensée, bref une culture, qui ont fini par imprégner en profondeur l’ensemble des communautés qui évoluaient dans son giron. Aujourd’hui encore, en Egypte ou au Liban par exemple, on peut tomber sur un copte ou un maronite qui se définira comme «musulman de confession chrétienne». L’accolement des deux qualificatifs paraîtrait incongru ailleurs ; il caractérise pourtant le vécu existentiel de très nombreux Arabes non-musulmans.
Les raisons liées à l’histoire moderne et contemporaine ne sont pas moins déterminantes. Répétons-le : depuis deux siècles, l’islam est la cible principale de la guerre idéologique menée par les puissances occidentales pour briser notre volonté d’indépendance. Et depuis deux siècles, c’est principalement au nom de la défense de l’islam que se mène la résistance. Même scénario après les indépendances formelles : la tyrannie s’est exercée d’abord contre l’islam et ce sont précisément les islamistes qui ont payé le plus lourd tribut à la répression.
Certes, les résistances successives n’ont jamais été le fait des seuls musulmans (ni le fait des seuls arabophones, d’ailleurs), elles ont été portées par des communautés nombreuses et ont mobilisées d’autres idéologies, notamment de gauche. Il n’en demeure pas moins que l’affrontement décisif s’est toujours polarisé autour de l’islam, hier comme aujourd’hui. Il en découle une leçon politique très simple. En Tunisie et dans tout le monde arabe, on ne peut pas être en même temps pour la souveraineté populaire et contre l’islam. Dans les conditions historiques qui sont les nôtres, ces deux positions sont radicalement antithétiques.
Des religions nationales ailleurs qu’en terre d’islam
Les observations précédentes n’ont aucun rapport avec les élucubrations habituelles sur une prétendue «exception» musulmane. D’autres religions que l’islam se sont transformées en religions nationales lorsque les circonstances l’ont exigé. Je ne vise pas seulement l’Etat sioniste d’Israël. J’ai plutôt en tête des exemples issus du catholicisme romain. Je pense en particulier à la Pologne et à l’Irlande, deux pays qui ont été longtemps occupés par des Etats voisins plus puissants, où la religion dominante était différente de la leur : dans le cas irlandais, l’anglicanisme britannique, dans le cas polonais, le protestantisme allemand et l’orthodoxie russe. Dans les deux pays, l’oppression nationale s’est accompagnée d’une oppression religieuse. Dans les deux cas, la résistance nationale a été inséparable de la résistance religieuse. Dans les deux cas, la politique nationale a pris la forme d’une idéologie religieuse.
Et dans les deux cas, sitôt l’indépendance obtenue (en 1921 pour l’Irlande, en 1989 pour la Pologne), les représentants des deux peuples se sont empressés de rappeler le caractère catholique de la société et de l’Etat en préambule de leur nouvelle constitution. Le catholicisme avait été le bouclier qui avait permis de sauvegarder leur identité collective et il leur semblait légitime de consacrer la place éminente qui lui revenait des les premières lignes de la loi fondamentale qui établissait, à la face du monde, le recouvrement de leur souveraineté (2).
En leur temps, ces dispositions constitutionnelles n'avaient gêné personne parmi les professionnels du laïcisme. La question qui se pose alors est de savoir pourquoi des dispositions similaires par leur portée symbolique ne seraient pas recevables quand ce sont des pays arabes qui les adoptent ? Poser la question, c’est y répondre.
A suivre….
* Ancien expert de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (Fao), chercheur et écrivain, auteur du ‘‘Syndrome Bourguiba’’ (éd. Ceres, Tunis, 1993).
Notes :
1 - Deux millions d'ha sur un total de 4,5 millions d'ha de terres arables.
2 - Préambule de la constitution irlandaise :
«Au nom de la Très Sainte Trinité, de laquelle découle toute autorité et à laquelle toutes les actions des hommes et des États doivent se conformer, comme notre but suprême, Nous, peuple de l'Irlande, Reconnaissant humblement toutes nos obligations envers notre seigneur, Jésus Christ, qui a soutenu nos pères pendant des siècles d'épreuves,
Se souvenant avec gratitude de leur lutte héroïque et implacable pour rétablir l'indépendance à laquelle notre Nation avait droit, Désireux d'assurer le bien commun, tout en respectant la prudence, la justice et la charité, afin de garantir la dignité et la liberté de chacun, de maintenir un ordre véritablement social, de restaurer l'unité de notre pays et d'établir la paix avec toutes les autres nations, Nous adoptons, nous promulguons et nous nous donnons la présente Constitution."
Préambule de la constitution polonaise:
«Soucieux de l'existence et de l'avenir de notre Patrie, ayant en 1989 recouvré la faculté de décider en toute souveraineté et pleine démocratie de notre destinée, nous, Nation polonaise - tous les citoyens de la République, tant ceux qui croient en Dieu, source de la vérité, de la justice, de la bonté et de la beauté, que ceux qui ne partagent pas cette foi et qui puisent ces valeurs universelles dans d'autres sources, égaux en droits et en devoirs envers la Pologne qui est notre bien commun, reconnaissants à nos ancêtres de leur travail, de leur lutte pour l'indépendance payée d'immenses sacrifices, de la culture ayant ses racines dans l'héritage chrétien de la Nation et dans les valeurs humaines universelles, renouant avec les meilleures traditions de la Première et de la Deuxième République, responsable de la transmission aux générations futures de tout ce qu'il y a de précieux dans un patrimoine plus que millénaire, unis par des liens de communauté avec nos compatriotes dispersés à travers le monde, conscients du besoin de coopérer avec tous les pays pour le bien de la Famille humaine, ayant en mémoire les douloureuses épreuves essuyées à l'époque où les libertés et les droits fondamentaux de l'homme étaient violés dans notre Patrie, souhaitant garantir, pour toujours, les droits civiques et assurer un fonctionnement régulier et efficace des institutions publiques, conscients de la responsabilité devant Dieu ou devant notre propre conscience, instituons la Constitution de la République de Pologne en tant que droit fondamental de l'Etat...»