Hédi Sraieb* écrit – Les partis islamistes cueillent les fruits de leurs solidarités actives, mais s’initiant à la conduite des affaires, et en mal de solutions, ils risquent fort de provoquer un processus de désenchantement.


Ce qui est saisissant c’est ce contraste entre le démarrage de chacune d’elles, ses figures emblématiques de jeunes chômeurs aux slogans sociopolitiques, la symbolique des lieux de rassemblement (y compris ceux rasés) des tous premiers jours et les résultats sortis des urnes : les larges victoires des islamistes, certes prévisibles mais étonnamment au-delà de toute attente.

La politique a horreur du vide

A l’évidence, ces partis sortent de cette clandestinité renforcés et probablement capables de peser largement dans les dix prochaines années sur les orientations dans chacun des pays dont ils sont issus. Les mouvements d’obédience religieuse rigoriste comme fondamentaliste ont, à l’évidence, prospéré à l’ombre de ces régimes népotiques, corrompus, bien plus que ce que l’on imaginait.

Ces régimes s’étaient acharnés à créer un véritable vide politique, éradiquant de proche en proche toute forme possible d’opposition y compris celle qui, domptée, aurait pu servir de paravent «démocratique». Mais comme chacun sait que la politique a horreur du vide.

Comme tendraient à le prouver les élections, le vide s’est étonnamment comblé, laissant entrevoir des organisations relativement bien structurées en dépit d’un long séjour en clandestinité. Mais cet étonnement est bien moins surprenant qu’il n’y paraît à première vue.

Le népotisme, la prédation et les politiques libérales poursuivies tout au long des 30 dernières années ont en quelque sorte créé les conditions matérielles et culturelles, et par là idéologiques, permettant l’émergence de cette puissante force de substitution aux régimes en place. Nombre de services secrets ne s’y étaient pas trompés, établissant des contacts et nouant ici et là des relations «amicales» de bienséance.

S’étonner puis s’offusquer, comme le font les couches sociales promptes à brandir l’étendard de la démocratie, de l’aura dont bénéficient ces mouvements et l’ampleur de leurs succès, c’est avoir été «aveugle» des transformations sociales en profondeur que subissaient ces sociétés. La remontée de marée était bien perceptible.

Mieux, la stupéfaction est pour ainsi dire à proportion du degré de complicité inconsciente et involontaire des couches sociales épargnées du long processus de métamorphose qui a bouleversé en profondeur les diverses formations sociales de ces pays.

Ajustements sociaux chaotiques

Inutile de faire appel aux statistiques de la Banque mondiale ou d’autres institutions pour constater à quel point ces sociétés ont été chamboulées de fond en comble, détruisant peu-à-peu les équilibres anciens, et laissant la place à des ajustements sociaux chaotiques soumis aux agencements de pouvoir tant locaux qu’à l’échelle internationale.

Les contradictions du processus de mondialisation entamé 30 ans plus tôt ont fini par éclater au grand jour. Pendant tout ce temps et de manière quasi imperceptible à l’œil nu, ces contradictions à l’œuvre ont remodelé les rapports sociaux :

- Les solidarités rurales ont progressivement disparu. La population paysanne agraire en paupérisation avancée est venue s’agglutiner, cohortes après cohortes, dans les faubourgs de grandes cités, formant ce que l’on pourrait appeler faute de mieux un lumpen prolétariat désemparé et à l’affut du moindre subside et espoir.

- Il en va, à peu près de même, de cette large partie de cette population vivant de l’artisanat, de formes proto-industrielles et commerciales de proximité (telle l’atelier ou la petite fabrique, ou encore l’échoppe du détaillant de biens usuels).

Ces populations progressivement détruites au fil des années seront tantôt absorbées par des unités productives à plus forte intensité capitalistique mais à marché distant, ou par des activités plus instables que pérennes liées au tourisme de masse. Ces populations vont subir, elles aussi, un traumatisme culturel, d’autant puissant que bien souvent elles se retrouvent dramatiquement en concurrence aves ces autres populations issues des campagnes. Pertes de repères identitaires en sont la conséquence ultime.

Les processus de déracinement, d’acculturation, d’adoption de mode factice de consommation et d’habitat, sur fond de précarité latente ou absolue, ont détruit les repères, engendrant désarroi collectif et individuel, mal être, et misère affective.

Un cataclysme idéologique en gestation, sur fond de permanence identitaire musulmane.

- Seules quelques couches sociales survivent, quelques fortunes se font aussi, portées tant bien que mal par le processus de modernisation destructrice et perverse, entrainant ces couches vers le consumérisme, la méritocratie du statut social, souvent même dans un mimétisme inconscient des façons de penser et d’être empruntés à la puissante civilisation occidentale du cupide capitalisme financier des droits de l’homme. Couches sociales dominantes (grande bourgeoisie terrienne et commerçante vers l’immobilier et le tourisme) comme de la petite bourgeoisie, vont se trouver coupées toutes deux des solidarités traditionnelles, mais figées et percluses de conservatisme de bon aloi, frustrées, qu’elles sont aussi de l’impossible accès à l’exercice du pouvoir.

Un mélange détonnant sous tendu par une jeunesse désœuvrée.

Au total de ce bouillonnement alchimique, ressort une demande confuse de nouvel ordre social et d’identité culturelle collective dont les islamistes ont su très tôt que faire.

Laisser faire, laisser passer

Résistant de la première heure aux côtés des réprimés et emprisonnés et de leurs familles, imperméables aux tentatives de corruption ou de séduction sournoise du fauteuil politique, s’activant dans et autour des mosquées avec force de leviers de solidarité active, les islamistes ne font que recueillir les fruits d’une présence réconfortante, certes embrigadant ces laissés-pour-compte acculturés dans une perspective strictement moralisatrice de la société, de ses modes de vie, de ses mœurs.

Force est tout de même de constater que ce statut provisoire d’incorruptible et d’intègre est au final bien peu de choses face à l’immensité et l’ampleur des questions lancinantes à traiter et qui attendent ce mouvement inexpérimenté des choses de l’Etat. Cela d’autant plus qu’il ne dispose d’aucun référentiel autre que religieux, dans le domaine socio-économique tout entier enfermé séculairement dans l’économie de marché et la doxa libérale. Dénoncer l’impérialisme occidental destructeur de «valeurs» (morales), tout en se soumettant aux mêmes mécanismes d’accaparement de «valeurs» (matérielles) est bien le hiatus, la contradiction essentielle dans laquelle va s’inscrire ce mouvement.

Là encore, les Occidentaux ne s’y trompent pas : laisser faire, laisser passer semble bien être le «bien commun» le modus vivendi et operandi.

Alors le mouvement islamiste s’initiant à la conduite des affaires risque fort, en mal de solutions, et constatant les limites intrinsèques de la charité et de la solidarité, pourrait bien induire à son tour, inconsciemment et à ses dépens, un processus de désenchantement imperceptible qui pourrait au final prendre la forme paradoxale d’une dé-islamisation rampante. Alors à suivre…

* Docteur d’Etat en économie du développement.