Karim Ben Slimane – L’auteur met les pieds dans le «tebsi», comme il dit, en posant la question qui risque de fâcher : Y a-t-il plusieurs islams en Tunisie ?
C’est une question simple et bête, peut être non avenue et choquante pour certains, mais elle vaut bien une pérégrination intellectuelle dont voici la teneur.
Les sociologues aiment à distinguer entre des catégories dans la société et aiment par-dessus tout identifier autour de ces catégories des processus qui les font entrer en conflit. La société évolue au gré du jeu de ces confrontations.
La religion dans la vie politique
S’agissant de la Tunisie, le débat qui agite aujourd’hui une frange de la population se cristallise autour de la place et du poids de la religion dans la vie politique et essentiellement dans la définition des libertés individuelles.
Après le 14 janvier, les mouvements islamistes sont sortis de la clandestinité et sont devenus en un temps record une, sinon, la force politique importante en Tunisie. En face, l’establishment universitaire, culturel et l’intelligentsia de salon voient rouge ou plutôt vert. Ils craignent le réveil d’anciens atavismes de la société tunisienne.
Ce qui fait peur c’est un retour de l’institution des ulémas et des savants-intellectuels religieux dans le champ juridique, universitaire et politique. S’en suivrait alors une marche à reculons qui ravagerait sur son passage beaucoup d’acquis constituant le socle de la Tunisie moderne tels que le Code du statut personnel et tout ce qu’il apporte en matière d’émancipation de la femme et le caractère civil de l’institution judiciaire, de l’école, de l’hôpital et de l’université.
Certains diraient nous revoilà plongés dans un débat entre le modernisme réformateur versus le traditionalisme conservateur qui a été une ligne de clivage importante des forces vives ayant mené la lutte pour la libération de la Tunisie et pour la construction de l’Etat tunisien indépendant.
La distinction entre ces deux catégories, modernisme réformateur d’un côté et traditionalisme conservateur de l’autre, va dans le sens d’une certaine lecture de l’histoire de la Tunisie. Il est vrai qu’à l’initiative du Grand Vizir Kheireddine, une brèche s’est ouverte dans la mainmise de la religion sur les institutions judiciaires et sur l’enseignement (surtout avec la création du collège Sadiki).
Cette catégorisation est-elle toujours d’actualité après le 14 Janvier ? Est-ce encore une lecture pertinente pour comprendre la dynamique du jeu politique et des processus en œuvre qui influenceront l’évolution de la société tunisienne ?
La défaite des intellectuels
Certains signaux poussent à nuancer le poids de la lutte entre modernisme réformateur et traditionalisme conservateur. En effet, si le traditionalisme conservateur galvanise encore les foules, le modernisme réformateur a perdu de son brio. Ce dernier est incarné aujourd’hui par une élite de plus en plus distante du peuple. La révolution du 14 janvier n’a fait qu’aggraver l’abîme.
Ma perception de la Tunisie d’aujourd’hui me laisse penser que la rue est moins portée sur les débats idéologiques et peu encline à l’intellectualisation des enjeux sociaux. Pour dire vrai, les Tunisiens ne tiennent pas les intellectuels en affection, il suffit de revoir l’accueil réservé à des Mohammed Talbi, Youssef Seddik ou encore à Abouyaâreb Marzouki. Le leitmotiv de la rue demeure le «real», le concret, l’immédiat et non les débats sans fin. C’est pour cette raison que l’élite tunisienne issue de l’establishment universitaire et le monde de la culture, qui s’est intronisée gardienne du temple du modernisme réformateur dans lequel gît le bourguibisme, sont en train de péricliter.
Je ne suis pas adepte de la thèse de la fin des idéologies et de la fin de l’Histoire précipitée par la chute du bloc soviétique. Je pense plutôt que le monde d’aujourd’hui ne carbure plus à l’idéologie et aux utopies mais davantage à la quête de sens.
Quelles sont alors les catégories agissantes dans la Tunisie actuelle ? J’en vois désormais deux. Il ne s’agit pas de classer tous les Tunisiens dans ces deux catégories. Certains ne s’y reconnaîtront pas et ils auront raison. Néanmoins, je pense qu’elles sont agissantes et influentes et désormais déterminantes dans la dynamique de continuité et de changement dans la Tunisie de demain. Il s’agit de deux conceptions et de pratiques de l’islam mêlées à des dimensions sociales culturelles et économiques.
Islam citadin et islam rural
Ma conception est qu’il existe aujourd’hui en Tunisie une tension entre deux islams et donc deux catégories : un islam citadin et bourgeois versus un islam rural et populaire.
L’islam citadin et bourgeois met l’accent sur la piété et sur la vertu. La cité adoucit le tempérament de l’individu et lénifie le lien social. L’anxiété sociale est de ce fait moins forte. La prospérité économique, le bien-être et le confort matériel qui en découlent caractérisent la cité. Elles changent le regard de l’individu sur le monde et sur lui-même. Le citadin est donc plus ouvert et plus enclin au dialogue et à la négociation dans ses échanges du quotidien. Il vit sa foi plutôt dans son for intérieur et il est plus à même de composer avec la différence. Il est pieux et vertueux et il a une conception de l’islam aussi bien cultuelle qu’intellectuelle.
De l’autre côté, l’islam rural et populaire est plus rigoriste et communautaire. Le lien social demeure fort et les mécanismes de solidarité agnatique sont encore structurants. Les sociétés sont plus normées et les codes sociaux encore prégnants. Ceci augmente l’anxiété sociale chez les individus et les rend moins tolérants à la différence. La déviance est lourdement sanctionnée par l’exclusion du groupe. Les rapports homme-femme sont aussi complexes et plus marqués par la domination masculine. L’instruction et la culture sont réduites à la portion congrue dans les sociétés rurales conférant à la religion et aux traditions un poids considérable. L’islam est vécu d’une manière intégrale, comme le dit Ben Achour. Il est sanctuarisé. Sa lecture ne supporte ni doute ni renouveau. S’ajoute à ces caractéristiques le sentiment d’injustice mâtiné d’une rancœur contre les citadins et les bourgeois de la part des classes rurales et populaires. Un sentiment hérité des cinq dernières décades et qui pourrait amener à voir dans l’islam rigoriste une porte de salut amenant justice et égalité.
Pour participer au débat politique en Tunisie, il faut désormais montrer patte blanche et commencer par affirmer son islam. Le débat se déroulera alors entre musulmans qui s’affirment en tant que tels et qui le montrent sans ombrages.
Le débat sera celui entre l’islam tolérant, conciliateur et qui aménage une place dans l’ombre pour quelques libertés individuelles et un islam rigoriste, total, tourné vers la tradition plutôt que les problèmes de la société et qui va rogner sévèrement sur les libertés individuelles.
Pour les musulmans citadins, il existe des problèmes et des enjeux sociaux avec des dimensions religieuses qu’il conviendra peu ou prou de concilier. Pour l’islam rural il n’existe que des dimensions religieuses et doctrinales dont on ne peut déroger sous aucun prétexte car elles constituent l’esprit de l’islam.
Aujourd’hui ce sont les deux catégories qui structurent la société tunisienne. Leur opposition fera évoluer la société tunisienne vers un sens ou vers l’autre. Il est évident que, dans un tel débat, les élites tunisiennes n’auront plus droit au chapitre sauf si elles se muent en musulmans qui s’affirment et en modernes. Elles doivent aussi admettre et reconnaître le caractère sacré de tout ce qui a trait à la religion. Il va sans dire que revendiquer son athéisme ou toute autre idéologie anti ou multi religieuse exclut de facto son tenant du champ politique. Ceci est néanmoins très regrettable.