Jusqu’à quand nos médias tenteront-ils de jouer sur la peur et de brandir la menace du loup islamiste ? Jusqu’à quand réitérera-t-on, à l’instar des Romains : «Hannibal ad portas» ?

Par Belhassen Soua


 

Des quatre pouvoirs essentiels qui lui reviennent, le peuple tunisien en a récupéré deux : le législatif et l’exécutif. En attendant le troisième (le judiciaire) qui ne devrait pas tarder à regagner ses pénates ; il est de bon ton d’évoquer le sujet des médias qualifiés, à juste titre, de «quatrième pouvoir».

Nid de vipères et noeud d'intérêt

Il va sans dire que les médias sont un moyen d’expression essentiel pour les acteurs démocratiques et jouent un grand rôle dans la formation de l’opinion publique. Plaçant certains débats sur le devant de la scène, ils peuvent aussi en occulter d’autres. Ils sont normalement soumis à une éthique : exactitude de l’information, respect de la vie privée, vérification des sources et neutralité.
Qu’en est-il des nôtres avant et surtout après la révolution ?

Les journalistes de l’ère de Ben Ali eux-mêmes ne nient pas le fait que, durant des décennies, le paysage médiatique fade et blafard n’était qu’un nid de vipères. Beaucoup d’entre eux s’entendent aujourd’hui comme larrons en foire et constituent une sorte d’oligarchie ou d’oligopole de l’information. Leur liberté se résume à laisser libre cours aux allégations spécieuses, aux ragots et aux histoires inventées de toutes pièces.

Leur dénominateur commun : avoir Ennahdha en aversion et, partant, leur degré de professionnalisme devient de l’ordre de «tout ce qui pourrait servir ce parti, certes au pouvoir mais aussi dans le collimateur de tous, est un mal absolu, fût-il pour le bien du pays», et comme de bien entendu, vice versa.

Le parti qui tient les rênes de l’Etat est constamment en butte aux calomnies et toute tentative de rassurer les investisseurs est vouée aux gémonies. Les médias sont à l’affut de la moindre syllabe prononcée par-ci, ou par-là, et les journalistes, aux aguets du moindre fait et geste pour en faire une pendule. C’est ainsi par exemple que l’expression «sixième califat» défraya la chronique des semaines durant. La haine aveugle est plus grande que l’amour de la patrie ou, du moins, du bon sens.


Studio de la Chaîne nationale 1

Une lecture historico-psychanalytique pourrait, à notre sens, expliquer cette haine exacerbée et ce déchaînement passionnel : la presse tunisienne, enfant légitime et/ou naturel du régime de Ben Ali, relaye et prend en charge inconsciemment les mauvais traitements benaliens affligés à l'encontre des militants de ce parti.

Les acteurs en démonstration

Les chaines tv de «Bouna lahnin» et de Berlusconi, connu plus que toute autre chose par sa concupiscence, celle de «Baith al Qanat» et celle dont la valeur sûre est le mimétisme et qui invite un goujat fier comme Artaban et tente de lui permettre de se faire une nouvelle virginité, un «gros» petit suffisant qui redoute d’être assimilé au vulgum pecus qu’il a qualifié, sans vergogne, de «sot».

Les chaines radio : du célèbre serviteur fidèle et compagnon loyal de Belhassen Trabelsi, très sensible à «ce regard affectueux et stimulant» du président Ben Ali, «expression de satisfaction et d’encouragement», mais aussi de responsabilisation qui lui ont donné de nouveaux élans. La chaine dont la principale fondatrice est Syrine Ben Ali qui semble encore dicter sa ligne éditoriale.

La presse électronique : dont les suppliants notoires de Ben Ali 2014 sont légion.

Sans parler de la presse écrite, qui ne fait que confirmer le port combien justifié du label «jaune», contentons-nous de ce panel de militants et d’esprits brillants. Cela dit, ce qui m’ébaubit personnellement c’est qu’aucun d’entre eux n’a eu le courage de dire qu’il croyait, un tant soit peu, d’une manière ou d’une autre, en ce qu’il disait et réitérait durant des années. Ceux et celles qui nous rebattaient les oreilles et faisaient assaut de flagorneries, s’érigent, aujourd’hui, en révolutionnaires et en défenseurs farouches de la liberté d’expression.

Et notre «violette» de surenchérir : Depuis la déclaration des résultats des élections, cette chaine «publique» braque ses caméras sur les perdants qui continuent à prendre le mors aux dents, à déverser, tambour battant, leur fiel et s’obstinent à nous faire entendre, à notre corps défendant, leurs oraisons funèbres à tout bout de champ. Les remue-ménages, les cris d’orfraies aux facondes faisandées et les jérémiades de la minorité qui n’accepte aucun modus vivendi deviennent les mots d’ordre d’un désordre souhaité et souhaitable.

L’élection du nouveau gouvernement n’a fait qu’aggraver la détresse, les écarts de langage et les incartades se multiplient : Hamadi Jebali devient un citoyen lambda, ni «monsieur», ni «le Premier ministre» ni «chef de Gouvernement» ne précèdent son nom dans le journal de 20h.

Cette chaine, censée être pour tous les Tunisiens, prend fait et cause pour les perdants et leur accorde, à eux seuls, la parole. De plus, on préfère jeter aux oubliettes l’élection du premier gouvernement dans l’histoire de la Tunisie comme si de rien n’était. A sa place : un feuilleton qui date au moins d’une vingtaine d’années. Le jour suivant, on ne pipe pas mot à propos du déplacement du Premier ministre et du ministre du Transport sur les lieux de l’accident du train.

Les manifestants qui ont empêché le nouveau ministre des Affaires sociales de se rendre au ministère sont invisibles alors que la dizaine de manifestants colportant des cancans sur le ministre des Affaires étrangères et qui désapprouvent sa nomination sont placés sous les feux de la rampe.

Faut-il «brûler les journalistes» ?

Des faits essentiels passent sous silence. Les vrais sujets passent à la trappe. En matière de médias, rien n’est innocent. Et le silence moins que tout.

Il est patent que celui qui maîtrise bien les techniques de manipulation de l’information et qui en use avec circonspection, peut mener l’opinion publique, c’est-à-dire la majorité des citoyens, à se mobiliser dans un sens ou dans un autre, en fonction de ses objectifs.

Lorsque l’on sait qu’en «démocratie» les politiciens tournent casaque au gré de ce qu’ils croient être l’opinion, on ne peut qu’en conclure que celui qui tient les rênes de l’information et des médias dirige en fait la société. Or l’électeur tunisien qui n’est pas né de la dernière couvée ne s’en est guère préoccupé. Il ne faut donc pas surestimer le rôle de ceux qui tentent, en vain, de nous rouler dans la farine car tout comme l’a montré le sociologue P. F. Lazarsfeldt, on assiste parfois à des réactions de rejet : l’individu se rend compte de la manipulation et adopte un comportement contraire aux attentes du manipulateur.

L’idéal démocratique qui n’était qu’une façade à l’ère benalienne, le village ‘‘Potemkine’’(1) devient, aujourd’hui, un Pompéi sous le Vésuve, ou tout au moins, un Babylone biblique.

Pour répondre à la question de Jean Daniel, auteur de l’ouvrage remarquable ‘‘L’ère des ruptures’’, s’il ne faut, certes pas «brûler les journalistes», quels que soient leurs orientations idéologiques, leurs arrière-pensées ou leur dilettantisme, il ne faudrait pas non plus, à plus forte raison, brûler le peuple, du moins, sa grande majorité.

Ma question à moi est la suivante : Jusqu’à quand nos médias tenteront-ils de jouer sur la peur et de brandir la menace du loup islamiste, jusqu’à quand réitérera-t-on, à l’instar des Romains : «Hannibal ad portas» (Hannibal est à nos portes !) ?

1) Une légende veut que Potemkine, favori de la grande Catherine, aurait fait construire des villages factices tout au long du trajet que suivait, lors de ses voyages, l’impératrice et ses invités, afin de la convaincre des bienfaits de sa gestion.