Sheikha Mozah à l'ouverture du sommet onusien de l'Alliance des civilisations début décembre à Doha
Les élites modernistes et leur modèle occidental ont failli. Désavouées de l’intérieur, elles ont du mal à admettre que le pays est aujourd’hui gouverné par des islamistes.
Par Karim Ben Slimane
Il y a certaines vérités qui sont difficiles à admettre, pourtant elles ont la peau dure. Les Tunisiens ont besoin d’importer un modèle de référence culturel, intellectuel, politique et de civilisation.
Incapable, ou se croyant incapable, d’élaborer un imaginaire nécessaire pour que la nation s’y projette et s’y identifie afin d’espérer un jour y tendre sans s’y confondre, la Tunisie «moderne» a toujours emprunté à autrui son modèle de référence. Preuve sans doute de la stérilité d’une civilisation et d’une culture condamnées à se faire belles pour parer les manuels d’Histoire où on y étale des morceaux choisis. C’est le paradoxe d’être arabe disait Moncef Marzouki dans son libre ‘‘Arabe, si vous parliez’’, synonyme de déchirement entre la détestation d’être et la fierté, excessive, d’avoir été.
Nous avons donc eu besoin, à l’instar de toutes les civilisations en dépérissement, d’importer des modèles de références. Ironie de notre histoire, nous avons obtenu notre indépendance en nous défendant contre le colon français en lui objectant ses propres valeurs. Dans «le procès Bourguiba», transcription de l’interrogatoire qu’il a subi après les événements du 9 avril 1938, le combattant suprême, sic !, invoquait le droit des peuples à disposer d’eux mêmes, s’adonnait allègrement à des longues citations dans le texte de Montesquieu, Hugo et Voltaire, renvoyait sans cesse les Français à leur texte fondateur de la déclaration universelle des droits de l’Homme.
Après l’indépendance, notre modèle de référence était celui de notre ancien colonisateur pour qui nous avons gardé la sympathie coupable et l’amour contrarié que témoigne l’enfant au père Fouettard ou l’otage à son kidnappeur. Ce modèle de référence français avec ses valeurs d’humanisme universel, de laïcité, d’égalitarisme et de liberté d’esprit continue d’alimenter aujourd’hui le logiciel d’une grande partie de l’élite tunisienne. Cependant deux tendances de fond charrient cette fatalité historique. Non pas que nous n’avons plus besoin d’importer un modèle de référence pour nous projeter dans le futur, mais que le modèle de référence français s’étiole et que ceux qui l’incarnent, les élites, sont en faillite et n’ont plus droit au chapitre.
La faillite des intellectuels progressistes et laïques
Ils étaient partout où on pouvait avoir une emprise sur l’esprit des Tunisiens régnant sans conteste sur l’université, la culture, les manuels scolaires et les médias. Ils se sont abreuvés du sillon de l’humanisme universel jusqu’à l’étouffement. Ils ont gagné la bataille symbolique d’induire chez le Tunisien un mépris de la langue arabe et le sentiment que rien ne luit dans les vestiges de l’héritage de sa civilisation et de son histoire.
Etre moderne c’est être occidental, disait Taha Hussein, autre figure du colonisé intellectuel. Mahmoud El Messaâdi s’est empressé, à l’aube de l’indépendance, de suggérer à Bourguiba d’attenter à la Zitouna qui ne servait plus qu’à sortir des enturbannés rétrogrades. La gauche divine a pris ses quartiers à l’université, dans les médias et dans le monde de la culture après une purge savamment orchestrée contre les Youssefistes et les traditionnalistes.
Durant cinquante ans, cette élite a œuvré à inculquer le relativisme historique et la pensée critique aux Tunisiens se faisant les traducteurs des penseurs postmodernes à la mode durant les années soixante et soixante-dix.
Véritables dévots de l’humanisme universel et ennemis jurés de toutes sortes d’atavismes, les intellectuels tunisiens sont devenus une pièce maitresse de l’échiquier social. Nous en avons tous croisés quelques-uns et nous en avons tous été impressionnés. Ils étaient enseignants, militants politiques, artistes, membres de la société civile, journalistes, écrivains, essayistes, chercheurs et surtout parents.
C’est dans la bibliothèque de mon père que j’ai eu mes premiers émois spirituels en lisant Hugo, Balzac, de Maupassant et Guy des Cars pour qui mon père avait une affection toute particulière. Je suis peut-être le produit dont elles, les élites, pourraient être fières ; je réfléchis et je pense en français avec le logiciel qu’ils m’ont inculqué, je parle mal l’arabe et je préfère Baudelaire à Imrou El Qais.
Pendant cinquante ans, cette élite a eu pour leitmotiv «Dalenda» le traditionalisme et l’islamisme au point de devenir le chien de garde du soi-disant modernisme humaniste. Obsédée et aveuglée par son combat ou se cherchant une raison d’être, cette élite a fini par pactiser avec le diable de la dictature dont elle a essayé de se convaincre qu’il était le meilleur rempart contre un islamisme populiste rétrograde.
Aujourd’hui, cette élite a failli et a perdu. Désavouée de l’intérieur, elle n’a sûrement pas compris que son combat en plus d’avoir failli, car nous sommes aujourd’hui gouvernés par des islamistes et qu’il n’est plus prudent de se dire humaniste en Tunisie, a été vain car le modèle de référence français et occidental est en train de péricliter.
L’agonie du modèle de référence français
Le Premier ministre François Fillon a dit, quelques mois après son investiture, qu’il était à la tête d’un pays en faillite. M. Fillon évoquait la santé financière de la France mais ses paroles valent aussi pour décrire l’état de la civilisation française car il y a des signes qui ne trompent pas.
Les débats sur l’identité française, la montée de l’extrême-droite désormais décomplexée et confiante, l’étiolement de la puissance de l’Etat au profit des marchés, la conversion de Sarkozy à l’atlantisme, le mal-être généralisé de la société et le coup de blues des jeunes de plus en plus tentés par l’aventure de quitter la France, sont autant de symptômes de la décadence de ce pays.
Si on résume les grands traits du modèle de référence français et occidental, au risque de paraitre réducteur, on peut mettre en exergue deux fondements. Le premier fondement est celui de la liberté individuelle et l’émancipation de l’individu de la société ainsi que de toute tutelle exercée fut-elle par la morale sociale ou religieuse. L’individu est le Dieu de lui-même. Le second fondement est celui de la démocratie comme système politique. La démocratie mariée de force ou de convenance au marché est censée garantir l’égalité de tous et apporter un bien-être général.
Or, un constat rapide montre que la société française connaît une tentation liberticide forte et que l’individu est fatigué d’être le Dieu de lui-même : il cherche désormais de plus en plus à exister dans des liens communautaires. Deux symptômes de la tentation liberticide en France sont à noter.
Le premier est celui de la montée des préoccupations, fantasmées plus que réelles, de l’insécurité dans la société française. Celle-ci se fait alors confisquer, sans qu’elle bronche, ses libertés sur l’autel de la lutte contre l’insécurité. Ainsi, les caméras de sécurité qui poussent comme des champignons dans les rues de toutes les villes françaises laissent les gens indifférents. Le fichage systématique par les services de police des plus petits délinquants est aussi très bien accueilli.
Certes le gouvernement aimerait bien passer d’autres idées saugrenues, dont le sarkozysme a le secret comme le dépistage génétique des délinquants dans les crèches. Les libertés sont aussi confisquées mais d’une manière plus habile et douce par la montée des technologies de l’information. Tel un Big Brother, Internet sait tout de nous et on s’en fiche pas mal.
La démocratie est aussi en train de péricliter et son ménage avec le marché est en train de virer au drame. Ainsi, l’abstention est le grand gagnant de toutes les dernières élections en France. Le peuple est las des politiciens et il est gagné par l’idée que la politique ne peut plus rien contre le marché qui tire désormais les ficelles. Car il est vrai que la crise des dettes souveraines que nous vivons actuellement a porté un grand coup de massue à la puissance et à la crédibilité de l’Etat.
Sarkozy, président «bling-bling», aime bien s’attirer les faveurs des argentiers qui ont désormais leur alcôve à l’Elysée. En Europe, les marchés financiers ont fait débarquer des gouvernements élus démocratiquement par leurs peuples. Ce sont des anciens de la banque américaine Goldman-Sachs qui officient désormais à la tête de l’Italie, de la Grèce et de la Banque Centrale Européenne.
C’est donc un secret de Polichinelle, les modèles français et occidental sont désormais agonisants et il n’y a plus que les argentiers véreux à leurs chevets ainsi qu’une poignée de candides. En attendant l’extrême-onction, on se plaira ou se désolera, à voir l’Occident sombrer dans un futur incertain.
Et pendant ce temps, notre intelligentsia, grisée par l’opium de ses idées d’humanisme universel, s’évertue à combattre l’islamisme et à défendre les valeurs utopiques de la liberté, de l’égalité et de laïcité. Abdelwaheb Meddeb, prolifique intellectuel tunisien à la plume déchaînée, continue encore à ânonner qu’être moderne c’est être occidental. Peut-être tel un Sartre, toutes proportions gardées, faut-il lui faire visiter les goulags pour voir de ses yeux ce qu’il se refuse à croire. Ceci vaut aussi pour l’ensemble de l’élite tunisienne. Mon père pourrait être du voyage, ça lui ferait du bien aussi.
Quel modèle de référence pour la Tunisie ?
Je pense que le gouvernement et le parti islamiste Ennahdha ont déjà répondu à la question. Ça sera au Qatar, ce petit bled grand comme mon village natal qu’on ira chercher un modèle flambant neuf. Ma décision est donc prise, mon fils tu parleras qatari. Je vais jeter à la poubelle ma bibliothèque et vais aussi me mettre à chercher les livres de penseurs, intellectuels, romanciers, littéraires qataris qui vont t’émouvoir, mon fils. Tu regarderas Al-Jazira et tu passeras tes vacances à Doha chez ton oncle parti travailler là-bas dans l’usine d’une grande banque américaine, où il est très content de la vie qu’il mène et nous le fait savoir l’été quand il rentre pour les vacances avec plein de cadeaux «made in China» et sa grosse voiture japonaise.
Mon fils tu parleras donc le qatari, mais je vais quand même garder la collection de Guy des Cars de ton grand père et le recueil ‘‘Les Fleurs du Mal’’ de Baudelaire pour les feuilleter en cachette. Car à moi, quand on m’avait dit tu parleras le français, c’est tout ce que j’ai appris.