Hédi Chenchabi* écrit – Le printemps arabe, né le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, a propulsé au pouvoir en Tunisie, en Egypte, en Libye et au Maroc, des islamistes qui ont pris tous le ton de la «modération». Décryptage…
Une question s’impose aujourd’hui : pourquoi les islamistes sont-ils les grands gagnants des Printemps arabes ?
Personne ne peut nier l’évidence, ces soulèvements arabes sont loin d’être des révolutions. Ce sont des révoltes. Il s’agit de l’œuvre d’une jeunesse harassée et en colère et d’acteurs de la société civile dans sa diversité : syndicalistes, avocats, défenseurs des droits humains, femmes, citadins bourgeois, défavorisés issus des quartiers ou des régions reculées et oubliées du miracle économique, chômeurs diplômés voire surdiplômés, travailleurs et travailleuses du secteur public ou privé précarisés, etc.
Parce que le camp démocrate est divisé
Ces indignés, de la première heure, se sont battus ensemble pour un idéal démocratique, qui croyaient-ils, allait leur permettre d’acquérir plus de droits. Ils ont voulu mettre fin à ce pouvoir autoritaire qui les menottait, rompre avec les pratiques de cette police du tout répressif qui les humiliait, avec ces médias à la solde du pouvoir, avec cette corruption gangrénante… Ils ont aussi voulu renforcer les droits des femmes, opter pour la modernité et renforcer l’ancrage de leurs pays dans l’environnement géopolitique arabe. Mais ils ont surtout craint, cachée sous ses habits flambants neufs, la contre-révolution, entre autre, celle fraichement drapée sous l’étendard de l’islam «erdoganiste» ou dit moderne.
Ne disposant pas d’une culture démocratique solide, beaucoup de ces acteurs n’ont pas pu trouver réponse à leurs questionnements, dans les discours des vieilles organisations et partis politiques qui ont contribué, en prenant le train en marche, à la chute des dictatures.
Sans cadre d’action propice pour exprimer leurs désirs d’émancipation, même s’ils ont contribué par leur vigilance à la mise à l’index des gouvernements transitoires et des caciques des anciens régimes par les mobilisations populaires pendant des mois, ils ont, pour une majorité d’entre eux, rejeté les partis et les listes politiques indépendantes, critiqué, à juste titre, la multiplication de l’offre politique à l’identique, les débats creux, de caniveau et sans teneur réelle, la promotion, par les médias des opportunistes en tous genres, qui n’ont cessé de désorienter le peuple à tel point que les gens modestes, les classes moyennes ou la bourgeoisie aisée, ont considéré que les islamistes étaient les plus intègres, des «incorruptibles», bref «ceux qui ne recherchaient pas les postes et les avantages du pouvoir».
Les partis démocratiques, les progressistes et les défenseurs de l’option moderniste l’ont payé cher. Leurs divisions artificielles et les égos exacerbés de leurs chefs, ont ouvert une voie royale au seul parti cohérent qui, pour récolter les voix des électeurs, a fait du travail social, de la charité «bien ordonnée» et de la sacralisation du discours, son cheval de Troie. L’adhésion qui en a résulté, qu’elle soit vraie ou feinte, à ce projet aux contours flous, a, en tous les cas, constitué et constitue encore, une menace à la stabilité des Etats et à leur nécessaire sécularisation.
Ces jeunes oubliés du moment révolutionnaire, dont beaucoup ont désespéré de la res publica, se réfugient aujourd’hui dans la communication virtuelle et ne veulent pas investir le terrain politique. Ils sont les premiers perdants de ce changement tant attendu.
Face à des partis islamistes qui ont investi tous les espaces de liberté nouvellement conquis (mosquées, associations religieuses, quartiers populaires et régions et zones rurales…), les démocrates n’ont pratiquement pas fait campagne auprès des populations déshéritées, n’ont pas été présents dans les zones de l’intérieur et sont restés, telle que la carte des votes l’a démontré, cantonnés dans les zones côtières et dans les grandes villes.
Même si le camp progressiste est majoritaire en Tunisie et au Maroc, sa division permet à Ennahdha et au Pjd de le fractionner et de s’adjoindre les services des principaux partis de gauche ou des libéraux. En Tunisie, cette alliance «contre nature» est la nouvelle donne qui va assoir le pouvoir des islamistes pour les années à venir. Ennahdha a réussi à s’allier avec un parti social démocrate (Fdtl-Ettakatol), membre de l’Internationale Socialiste, et avec un parti social nationaliste aux contours de moins en moins clairs (le Cpr) fondé par un ancien opposant à Ben Ali et ex-président de la Ligue de défense des droits de l’Homme dans le monde arabe (la Ltdh), la plus ancienne du monde arabe.
Les travaux dans le cadre de l’Assemblée constituante, en Tunisie, et la récente composition du gouvernement tunisien, ont démontré la justesse des choix des uns et des autres. Les alliances exacerbent la tension entre le camp démocrate et les islamistes et leurs alliés. Les frontières entre les positions s’estompent au nom de l’intérêt national, comme le montrent les débats et les positions défendues concernant certains articles de loi (le rapport au binationaux dans l’article 8) ou sur l’équilibre des pouvoirs. Va-t-on vers plus de droits dans un Etat moderne et séculier pour lequel se sont sacrifiées des générations de démocrates, ou vers le renforcement des alliances actuelles et donc le partage du pouvoir ? Cette dernière alternative aboutira à une lutte pour les postes dans une administration à réformer en toute urgence, dans un contexte économique désastreux où les choix doivent donner la priorité à la création d’emplois et à l’égalité entre les citoyens dans un contexte régional de plus en plus complexe.
Parce que les islamistes ont investi la société
Depuis les premiers mois des révoltes arabes, les islamistes ont développé un double-discours : défendre les objectifs de la Révolution (qui ne sont pas les leurs) et vendre à l’extérieur l’idée qu’ils sont porteurs d’un projet «erdoganiste» (en référence à Erdogan et au parti islamiste Akp en Turquie). En visite en Tunisie et en Egypte, Recep Teyep Erdogan a développé l’idée qu’il n’y avait pas d’opposition entre islam et laïcité. Silence radio du côté des islamistes arabes, même les plus «modérés». Ce sont principalement l’option économique et le sens des affaires qui les intéressent dans le modèle turc.
Parallèlement, ces islamistes dits «modérés» ont développé un double-langage adapté à chaque contexte : défendre les acquis de la femme et le caractère civil de l’Etat tout en défendant les valeurs les plus rétrogrades ou les agissements des salafistes, leurs alliés du moment peut être de toujours. Les chefs charismatiques islamistes arabes en Tunisie, en Egypte, en Libye, au Yémen mais aussi au Maroc et ailleurs, prennent souvent le soin de dire qu’il faut respecter tous les points de vue, y compris les plus extrémistes, ceux des salafistes «nos enfants», les membres de la même Umma(3)... Ils ont su et savent aussi, à tout moment, mettre à contribution, si nécessaire, les services des groupes les plus radicaux pour s’attaquer aux petites et grandes libertés, aux progressistes, aux laïcs, aux intellectuels et aux créateurs, aux homosexuels, aux coptes… ou investir les mosquées pour instituer une sorte de «clergé» qui détermine le bien, le mal, ce qui est licite et illicite, imposer le qamis, le voile intégral et tutti quanti et interdire l’accès aux lieux de culte, dans les quartiers populaires, à tous les croyants qui ne partagent pas leurs opinions rétrogrades.
C’est aussi le cas, comme l’ont montré les événements de novembre, en Tunisie et ailleurs, avec l’intrusion de force, dans les espaces protégés que sont les universités, où ils veulent imposer le port du niqab, l’installation de lieux de prière et la mise en place d’un emploi du temps qui prenne en compte les cinq prières. Ils veulent par ailleurs, dicter aux professeurs, nos maîtres, ce qu’il faut enseigner ou ne pas enseigner, interdire aux hommes d’enseigner aux femmes et vice versa…
En Egypte, le discours salafiste tient à se distinguer de celui des Frères musulmans (l’un des plus anciens mouvements islamistes dans le monde arabe). Les partisans d’un islam pur ont investi les quartiers et touchent les milieux les plus pauvres, par des actions caritatives financées par les pétrodollars. Ils s’attaquent aux minorités religieuses, ils ne veulent rien discuter parce qu’ils se considèrent comme les porteurs de la parole divine. La confrérie des Frères musulmans, avec son implantation économique et sa place dans les rouages du pouvoir, les laisse faire. Pour le moment, ils se fixent des objectifs prioritaires en traitant avec l’armée pour s’emparer du pouvoir et des appareils répressifs de l’Etat afin de garantir le maintien d’un climat propice aux affaires.
Au Maroc, en Tunisie, en Libye, sans oublier le Yémen, ce discours se disant irrécusable est omniprésent. Il investit tous les domaines de la vie en société. Il organise et la vie et les espaces de vie. Les femmes sont leur domaine de prédilection. Les guides spirituels les attaquent parce qu’émancipées ou en voie d’émancipation, parce que célibataires ou mères célibataires, etc. Ils vont même jusqu’à remettre en cause l’adoption plénière (en Tunisie par exemple, seul pays arabe et musulman dans ce cas) pour la remplacer, sous l’ère nahdhaouiste, par la kafala ou mise sous tutelle, donnant ainsi à des milliers d’enfants tunisiens une identité hybride et les privant d’héritage.
Par leurs discours et prises de positions, ils s’opposent, en reprenant les mêmes slogans que la dictature, à l’ouverture de nos peuples au monde et aux valeurs universelles. L’arabisation est prônée pour légitimer un discours de fermeture et combattre les «ennemis de l’intérieur» (une vieille antienne nationaliste qui ne tient pas compte de nos réalités géopolitiques et économiques).
Par leurs positionnements, ils exposent les immigrations arabes (égyptiennes, marocaines, tunisiennes et autres) à de nouveaux dangers, en donnant de l’islam une image repoussante et antidémocratique.
La solidarité internationale, ils la défendaient quand la répression de la dictature s’abattait sur eux, mais aujourd’hui, avec le soutien des nationalistes autoritaires et les adeptes des identités repliées, celle-ci leur pose problème. Ils parlent alors d’ingérence, de traîtres pour les compatriotes qui les combattent à l’intérieur ou à l’extérieur ou d’agents de l’Occident, de vendus…
Ce sont là hélas, mot pour mot, les mêmes propos tenus naguère par les pouvoirs dictatoriaux pour pourfendre les défenseurs des droits de l’Homme qui ont accompagné les révoltes et les luttes depuis les indépendances arabes.
Aux islamistes dits modérés ou qui passent pour tels, les chefs confient la mission de délivrer un discours consensuel autour de la défense de l’Etat et du pays, de l’entente nationale entre toutes les couches de la société et avec toutes les tendances politiques et idéologiques… Un discours bien huilé, relayé par les chancelleries et les diplomaties occidentales, qui sonne évidemment faux et qui, à force d’être propagé, finit par enfermer les partis progressistes dans une logique qui finira par les affaiblir et les faire céder sur l’essentiel, sur leurs valeurs, sur la nécessaire lutte contre la mondialisation libérale et pour un développement durable.
A d’autres, les salafistes, les islamistes «modérés» confient des tâches plus ingrates mais utiles socialement et politiquement, à savoir investir l’espace social, s’emparer des questions cultuelles, culturelles et idéologiques et s’attaquer, par tous les moyens, aux créateurs, aux femmes et à tous les «déviants» qui s’opposent à leur vision importée du Qatar et de l’Arabie Saoudite wahhabiste, à travers les chaînes satellitaires aux discours les plus rigoristes (Iqra’ par exemple) mais aussi avec Al-Jazira dont la ligne éditoriale défend subtilement le projet islamiste. Paradoxalement, les monarchies du Golfe et l’Arabie Saoudite, ont comme Israël, peur des révolutions des peuples arabes. Elles préfèrent traiter plutôt avec les islamistes qu'avec les modernistes. Elles ont été les défenseuses des dictatures qu’elles veulent aujourd’hui remplacer par d’autres, sous la bannière de l’islam. La démocratie dans le monde arabe est une réelle hantise, pour les dirigeants qui dominent le monde. Cette crainte est partagée aussi bien par les Américains que les Européens qui, comme d’autres puissances, considèrent qu’une «stabilité islamiste», même au détriment de la démocratie, constitue le meilleur moyen pour garantir la pérennité des échanges économiques et financiers rentables.
A suivre
* Militant associatif, co-fondateur du Collectif citoyen pour des élections libres en Tunisie et de l’association Collectif Culture-Création-Citoyenneté, co-auteur de ‘‘Un siècle d’immigration en Ile de France’’, 1993 et de ‘‘Cités & Diversités : l’Immigration en Europe’’, 1996.
Note :
(3) - La nation islamique en arabe littéral.
Lire aussi :
Du Printemps arabe à l'impasse islamiste (1/4) !