Mohsen Dridi écrit – On aurait pu s’attendre à ce que la dimension universelle de la révolution tunisienne soit mise en évidence en ce 14 janvier 2012, l’an 1 de la révolution. Eh bien, non ! «Identité» oblige !
14 janvier 2011-14 janvier 2012 : l’an 1 de la révolution tunisienne. Chacun a vécu et commémoré cette date anniversaire à sa manière. Dans plusieurs villes des milliers de Tunisien(ne)s, souvent en famille, ont occupé, joyeusement, les artères des cités.
Les symboles du «vivre ensemble»
Pour la première fois sans doute (à moins que cela se passe toujours ainsi la première fois), les gens sont descendus spontanément, se sont réappropriés à la fois l’événement et, tout aussi important, l’espace de la rue. Et c’est la nouveauté et la caractéristique de cette révolution tunisienne : les gens se réapproprient, l’un après l’autre, tous les symboles du «vivre ensemble» à commencer par le drapeau, l’hymne national, et maintenant les commémorations.
Nous commençons, enfin, à sortir de ces rituels orchestrés par les services de l’Etat (ou plutôt du pouvoir) où l’on ne se souciait que de mettre en scène les applaudissements à la gloire du régime et de son chef. Fini aussi les réquisitions des élèves des écoles et des employés de l’administration et de la fonction publique pour servir de faire valoir. Les citoyen-nés, les gens ordinaires, veulent être partie prenante de l’événement, et qu’il faudra dorénavant compter avec eux ! Un point c’est tout !
Pour d’autres cette journée est une occasion, une de plus, de montrer leur colère et leurs attentes. Les familles des victimes, martyrs de la révolution, qui n’en finissent pas d’attendre que les autorités leur accordent leurs droits et notamment que justice leur soit rendue. D’autant que certains milieux parlent déjà de réconciliation. Mais celle-ci peut-elle sérieusement être envisagée sans que les différents échelons des responsabilités de ces crimes ne soient identifiés et que la justice – fut-elle transitionnelle – ne soit rendue ? Pas la chasse aux sorcières, certes et surtout pas, mais la justice, rien que la justice, et où chacun devra être jugé selon ses actes. Ni plus, ni moins !
Impatience irraisonnée ou légitimes attentes ?
Voilà pourquoi, sans doute, alors que dans les grandes villes et dans les centres-villes on fête le 14 janvier comme une libération, dans d’autres cités et régions de la Tunisie profonde (celles jusque-là marginalisées et qui ont fait une entrée fracassante dans les médias depuis le 17 décembre 2010), dans les quartiers périphériques, on commémore, dans la douleur doublée d’une colère pas toujours contenue, le souvenir des victimes.
D’ailleurs et, comme «par hasard», ce sont ces mêmes régions et quartiers qui s’interrogent, le plus simplement du monde, sans prise de tête, sur ce que la révolution leur a apporté.
Impatience irraisonnée ou légitimes attentes ? Les deux sans doute ! Sûrement même ! La légitimité (à peine) sortie des urnes n’y a rien fait. Le social, perdant patience, s’est invité dans l’agora politique. Le temps des politiques est une chose, celui des gens est autre. Deux légitimités semblent s’affronter.
Concernant la partie officielle des commémorations, quelques interrogations tout de même. Quelle est donc la signification de la présence des quelques chefs d’Etat présents ce 14 janvier 2012 ? Ceux de l’Algérie, de la Libye, de la Mauritanie et du Qatar plus quelques représentations ministérielles pour d’autres, surtout des pays arabes, et voilà fêté en grande pompe l’An 1 de la révolution tunisienne.
Le Maghreb, notre horizon immédiat, bien représenté, cela va de soi ! Quant au monde arabe, il le fut un peu moins. On peut comprendre que le processus des révolutions dans ces pays a bousculé les normes et certains pays sont, à tout le moins, mal (et même très mal) placés pour venir faire la fête et applaudir la révolution en Tunisie.
Quant aux autres invités, ils ont brillé par leur discrétion voire même par leur absence. Faut-il y voir un signe de lassitude et de banalisation ou plus simplement une erreur de casting de nos nouveaux gouvernants ? A moins que cela ne soit un choix délibéré et mûrement réfléchi. Et il ne faut pas s’étonner que certains y voient déjà le signe d’une ingérence voire d’une Opa sur la Tunisie de la part des riches émirs du Golfe.
Pourtant. Souvenez-vous de l’effet qu’avait produit la révolution tunisienne partout dans le monde. Ce monde arabe – que l’on considérait comme réfractaire à la démocratie et que d’aucuns s’en accommodait le plus aisément du monde au point même qu’ils n’hésitaient pas à dire qu’il ne fallait pas «trop en demander» à ces pays – ; ce monde arabe a donc, sans crier gare, bousculé tous les schémas et les stratégies établis.
Une société qui ose réaliser l’impensable
Trop habitué à ne recevoir (ou à ne voir) que des images d’intolérance, d’autoritarisme politique, de coups d’Etat sanglants, de violences et de bombes humaines…, le monde (les médias surtout) avait fini par n’en retenir, de ce monde arabe, qu’une image déformée et peu reluisante. Il faut dire aussi que les concernés, les Arabes eux-mêmes, en colère contre un tel regard quasi négatif et injuste, mais désabusés et déboussolés par les comportements des pouvoirs en place dans leurs pays, avaient fini par s’accommoder d’une telle image tant cela leur donnait l’impression «d’être pris en considération». Un peu comme cette maxime : «Le monde entier, l’Occident, nous en voulait ; eh bien ! qu’à cela ne tienne, on va leur en donner pour leur argent !». Les gens avaient presque fini par intérioriser cette idée. Mais voilà que la révolution s’invite sans prévenir (sans prévenir ?). Et cela a commencé par la Tunisie. Du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, le monde étonné, éberlué même, mais admiratif, découvrait un pays et une société qui osait réaliser l’impensable.
Impensable parce que cela est arrivé dans cette région et dans ce pays pour les raisons (plutôt les idées reçues) indiquées plus haut, mais impensable aussi par la manière dont cela s’est produit. Une révolution populaire, menée essentiellement par la jeunesse des régions marginalisées, qui plus est fut non-violente (du moins de la part des révoltés) et autogérée qui en quelques semaines arrivaient à faire fuir un dictateur et à bouleverser la donne dans tout le pays.
Le monde étonné et admiratif. Pensez donc, le premier grand mouvement des indignés trouve ses marques en… Tunisie. Et ce sont ces marques (populations marginalisées, jeunesse, non-violence …) qui donnent à cette révolte – comme d’ailleurs à celles qui ont suivi en Egypte, à Bahreïn, au Maroc, au Yémen et même en Libye – au début en tout cas – ou encore en Syrie) devenue révolution son caractère universel. Non, ce ne sont pas les Tunisien(ne)s qui s’autoproclament universels. Et ils auraient d’ailleurs tort de le faire. Il faut en effet se méfier de la tendance – très répandue dans toutes les sociétés et civilisations humaines comme chez les individus – qui consiste à «universaliser» ses propres valeurs morales en cherchant, sous les prétextes les plus divers, à les imposer aux autres.
Non, c’est davantage le regard que porte, sur la Tunisie, le monde. Non pas sur la Tunisie en général mais sur ce moment particulier où la Tunisie et son peuple en révolte se sont trouvés en correspondance avec les valeurs fondamentales dans lesquelles se reconnaissent l’humain et l’humanité par delà les spécificités et les identités particulières.
Le degré zéro de la diplomatie
Le monde a reconnu et s’est reconnu dans la Tunisie révolutionnaire parce qu’elle lui a renvoyé l’image de ses propres attentes et ses propres aspirations.
C’est cela qui donne une dimension universelle à un acte, un geste, un comportement ou un évènement historique. Je dirai même que c’est la seule manière vraie et civilisée à même de définir les valeurs universelles.
Ce n’est pas un hasard que ces évènements, survenus dans un premier temps en Tunisie, ont fait boule de neige dans le monde arabe. Et même ailleurs en Espagne dès le mois de mai, suivie par la Grèce, le Portugal, la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, Israël, Chypre, l’Albanie et jusqu’au mouvement Occupy Wall Street aux Etats-Unis.
Partout et dans toutes les langues les mots «Dégage !», «Erhal !» ou «El-Chaâb yourid isqat el-nidham» (Le peuple exige la chute du régime) ont été traduits et repris. Et parfois même les slogans étaient repris tels quels, sans traduction, tant leurs significations étaient évidentes pour tous.
Et pourtant…
Et on aurait pu s’attendre à ce que cette dimension universelle de la révolution tunisienne soit mise en évidence en ce 14 janvier 2012, l’an 1 de la révolution. Eh bien, non ! «Identité» oblige sans doute, nos officiels, à court d’idées aussi, ont tout fait pour opérer une lecture réductrice de la révolution. Même le B-a ba, le degré zéro de la diplomatie auraient dû les inciter à un peu plus d’imaginations. Eh bien non !
Quelques chefs d’Etat arabes qui se comptent sur les doigts d’une seule main ont largement suffi à satisfaire l’ego de nos officiels. Mais attention, à trop mettre en évidence ce qui distingue notre identité de celles des autres, nous risquons de trouver sur notre chemin, un jour ou l’autre, plus identitaire que soi.
Allez, l’humanité, l’universel… tout ça attendra encore un peu !