L’ex-Premier ministre, homme rompu à l’exercice autocratique du pouvoir, a du mal à admettre que le peuple puisse être le décideur de son destin.
Par Dr Lamjed Bensedrine
Votre intervention intempestive sur la scène publique, à peine un mois après la prise de fonction de l’actuel gouvernement, est-elle motivée, comme annoncé, «par un appel du devoir pour la sauvegarde du pays» ?
De quelle menace imminente, voulez vous prémunir notre pays M. Caïd Essebsi ?
Celle de voir se prolonger le mandat d’une assemblée constituante au-delà d’un an, alors qu’elle est la première dans l’histoire du pays à avoir été librement élue par le peuple ? N’est-elle donc pas, à ce titre, souveraine et légitime, dans ses prérogatives d’action et de législation ? Où serait-ce la majorité qui la compose, qui vous pose problème ?
Qu’est ce qui a pu vous faire rompre le silence du «devoir de réserve pour les anciens membres de gouvernement», à laquelle vous déclariez être scrupuleusement attaché, fustigeant à l’occasion M. Rajhi (ex-ministre de l’Intérieur), pour avoir exprimé ses craintes sur les risques encourus par le pays ; allant même jusqu’à engager des poursuites judiciaires à son encontre ?
Serait-ce un témoignage de «sagesse» dont plusieurs médias vous affublent, qui guide le contenu et le timing de votre retour, aussi précoce, sur la scène publique ?
Il ne peut échapper à l’ancien commis de l’Etat que vous êtes, rompu aux rouages du régime dictatorial – auquel vous avez contribué durant l’ère Bourguibienne – qu’il est impossible de maîtriser l’administration ministérielle et les organes de pouvoir, sans installer des hommes acquis à votre orientation politique ou idéologique, pour mener à terme la moindre action sur le terrain.
L’actuel gouvernement n’est donc toujours pas parvenu à s’installer au pouvoir ou en assurer la maitrise pour être en mesure de déployer son programme d’action ; et c’est en effet une de leurs failles : les corps des gouverneurs et délégués, censés traduire sur le terrain les changements de gouvernance, demeurent en majorité proches de vous ou de l’ancien régime, à quelque rares exceptions.
Il en est de même pour toutes les hautes fonctions dans le pays.
Cela vous a d’autant moins échappé que vous avez, durant votre exercice de Premier ministre, procédé à une multitude de nominations aux postes clés, incluant des individus au passé pour le moins peu glorieux ; cette série de nominations connaissant une fulgurante accélération (des centaines !) quelques jours à peine avant votre départ récent de la fonction que vous avez confiée M. Foued Mebazaa. Ce qui, vous en conviendrez, est loin de procéder des prérogatives d’un gouvernement censé conduire les affaires courantes, en l’absence de légitimité populaire.
Vous avez mis neuf mois pour installer les hommes qui vous sont acquis, en sachant que le sommet de l’Etat et de l’administration tunisienne (y compris les écoles, universités, et même les secteur privé et financier) a été, durant les 23 ans de Ben Ali, épuré de toutes personnes opposées à la mafia ou à ses dérives.
Sur un autre registre, vous ne pouvez, également, ignorer que la presse est aujourd’hui libre, que les médias sont en majorité détenus par vos amis politiques, et que l’opposition que vous appelez à se rassembler sous votre bannière ne manquerait pas de tirer à boulets rouges si le gouvernement Jebali osait ce que vous aviez accompli, à savoir placer des centaines de ses cadres pour étendre son influence sur l’administration.
Le climat d’agitation sociale et le climat d’insécurité qui en ont découlé, à peine l’actuelle coalition installée, les propos incendiaires des perdants aux dernières élections faisant feu de tout bois, remarquablement relayés par la presse française sur la menace qui «pèserait» sur les libertés liée au «péril islamiste», ne seraient-ils pas la vraie motivation de vos propos ?
M. Caïd Essebsi, un sage et un vrai patriote, est censé prodiguer des conseils, voire offrir des propositions de solutions pragmatiques, dans cette phase transitionnelle critique que traverse le pays ; avec la discrétion qui en garantit l’efficience (comme ce fut le cas pour vous, de la part de ceux qui vous ont accompagné dans les coulisses du premier ministère...).
M. Caïd Essebsi, un sage ou un patriote, est censé apaiser les dissensions et les querelles subalternes pour faire valoir l’intérêt commun, dans un pays largement éprouvé par des cicatrices encore béantes et un délabrement préoccupant du tissu économique et social. Etes-vous honnêtement convaincu que vos propos contribuent à l’apaisement, ou soient légitimés par un réel cataclysme que vous annoncez ?
Ce cataclysme dont les élus au gouvernement seraient les responsables, justifierait-il une telle «urgence» au «rassemblement des forces de l’opposition» pour le «sauvetage du pays» ?
Vos propos n’ont-ils pas un parfum d’appel à la chute du pouvoir légitime actuel, à peine installé ?
L’avocat que vous êtes, n’y trouve-t-il pas des éléments qui puissent tomber sous le coup de la loi. L’atteinte à la Sûreté de l’Etat, que vous avez imputée aux déclarations de M. Rajhi, ne vaut-elle pas pour vos récentes déclarations ?
M. Caid Essebsi, je vous invite à reprendre votre sérénité (bousculée par les influences et les tentations que vous subissez) et à méditer sur ce qui suit…
La posture de patriote courageux et sage dans laquelle vous vous êtes fraichement installé, au nom de la sauvegarde du pays, est une insulte à l’intelligence et à la mémoire des Tunisiens.
Quand un authentique démocrate tel que Ahmed Mestiri a eu le courage de s’élever contre les dérives dictatoriales de Bourguiba (qui ont conduit aux tortures et aux assassinats de militants et d’hommes politiques), où étiez-vous et qu’avez-vous fait pour infléchir les dérives liberticides et tortionnaires, en tant que ministre ?
Quand Ben Ali dilapidait les ressources du pays, aggravait sa dépendance et délabrait l’appareil d’Etat, en soumettant la population à un odieux avilissement, votre fibre patriotique ou humaniste s’était-elle évanouie ?
Sans vouloir m’attarder sur votre participation (en tant que député – issu d’élections falsifiées – et président de l’Assemblée nationale) au régime de Ben Ali et la caution, par le silence, que vous lui avez concédé durant tout son règne, il serait plus décent d’observer une réserve, ne fut-ce que pour laisser les Tunisiens oublier le peu d’égard ou de respect que vous leur portez, y compris en tant que Premier ministre.
Les forces démocratiques que vous appelez au rassemblement, dans un singulier mariage de pseudo-démocrates essentiellement alliés de l’ancien régime, d’opportunistes assoiffés de pouvoir, et de récalcitrants parmi les bénéficiaires de l’affairisme sous Bourguiba ou Ben Ali ne sont liées que par un dénominateur commun : le rejet viscéral du parti Ennahdha. Cette coalition contre-nature ne peut être soutenue que par l’appétit du pouvoir.
Dans ce déchirement fratricide dans lequel vous tentez d’enrôler les vrais démocrates au nom du sauvetage du pays, vous avez occulté une donnée déterminante, tant vous êtes obnubilé par l’échiquier politique et l’agenda des prédateurs, sur lesquelles vous semblez fonder votre démarche.
Cette donnée concerne le peuple et son niveau de conscience : cette volonté irréductible qui l’anime de réaliser les objectifs de liberté et de justice pour lesquelles il a consenti tant de souffrances.
Les politiciens sont, par leur position et les préoccupations qui gouvernent leurs esprits, capables de focaliser leur attention avec une certaine pertinence sur une dimension de la vie politique. Mais ils oublient souvent de considérer l’élément décisif : le peuple en tant qu’acteur primordial, tant leur mépris conjugué à leur propagande leur donne l’illusion de le manipuler à merci.
Il est vrai que vous et vos amis détenez jusqu’à ce jour les médias, les moyens financiers et l’administration tunisienne ; mais vous ne pourrez accomplir vos desseins malgré un hypothétique appui étranger ; car ce peuple est doté d’un niveau de conscience et d’une volonté qui viendront à bout de toutes les basses manœuvres.
La précipitation qui vous anime autant que ceux qui vous ont poussé à peser de votre poids (qu’ils surestiment) sur la scène politique pour faire chuter l’actuelle coalition au pouvoir, relève d’un cynisme et d’une irresponsabilité, indigne du citoyen qui a à cœur de ressouder la cohésion nationale, et de s’atteler à la tâche la plus urgente : apporter une réponse urgente à la détresse économique et sociale de la population sinistrée et affamée de notre pays.
Si la critique de l’actuel gouvernement est plus qu’utile et nécessaire, il ne vous appartient pas de juger les islamistes et leurs alliés d’incompétence ou de menace pour le pays, alors qu’ils sont conscients – bien plus que vous – qu’ils ne pourront impunément menacer les intérêts du pays ou les libertés, sans être sévèrement sanctionnés par le peuple.
Encore faudrait-il leur accorder le répit nécessaire pour mener le programme pour lequel ils ont été élus, afin d’être jugés, voire sanctionnés sur la base d’actes et de manquements éventuels et non sur des paroles et des présupposés.
Nul ne peut nier certaines maladresses ou erreurs, mais personne, sauf mauvaise foi manifeste, ne peut les accuser d’avoir pris la moindre mesure ou action susceptible de justifier un tel déferlement de condamnation, de rejet et de haine de votre part et de celle de vos nouveaux alliés parmi l’opposition parlementaire.
M. Caïd Essebsi, le silence complice que vous avez observé en tant que Premier ministre face aux meurtriers et à bon nombre d’apparatchiks de l’ancien régime ; votre négligence fautive devant la destruction des archives compromettantes pour laquelle vous avez été pourtant fréquemment alerté ; les violentes répressions policières de manifestants et journalistes ; l’enrôlement forcé de plusieurs jeunes révolutionnaires dans l’armée pour les exclure du champ politique ; le verrouillage de l’espace médiatique contraignant le directeur de Radio Kalima à une grève de la faim pour réclamer la présence sur les ondes d’une voix libre qui a été bâillonnée durant l’ère de Ben Ali ; votre mollesse face à des exigences nationales concernant nos avoirs spoliés à l’étranger, ou la signature de contrats compromettants l’intérêt ou la souveraineté nationale, sont quelques uns des nombreux griefs qui méritaient qu’on puisse réclamer votre chute en tant que chef de gouvernement non élu.
Ceux que vous fustigez aujourd’hui s’en sont abstenus hier, considérant ces maux comme préférables au désordre et au chaos souhaités par l’ancien régime et ses alliés.
Vous n’êtes absolument pas, en conséquence, habilité à appeler «au transfert du pouvoir» entre les mains de ceux qui souhaitent le prendre parmi les opposants de ce gouvernement. C’est le peuple qui en décidera.
M. Caïd Essebsi, n’aurait il pas été plus sage d’observer le silence pour préserver le seul acte positif que l’Histoire pouvait justement vous attribuer, pour valoriser votre maigre contribution d’homme politique à la cause nationale, à savoir votre participation au transfert du pouvoir aux élus du peuple ?
Tenter d’occulter le vrai conflit entre forces révolutionnaires et contre-révolutionnaires, en décalant implicitement la problématique vers la sphère idéologique, arguant de l’incompétence et de l’absence de programme du gouvernement actuel, en alimentant un débat surfait islamique/laïque qui n’a de prise qu’auprès d’une «élite» usée par tant de cécité ou de compromissions, ne peut avoir que des effets pervers (l’alliance contre nature des benalistes et bourguibistes avec les «démocrates», pour éliminer les islamistes du pouvoir ?!) et contre productifs pour ses auteurs.
Je comprends M. Caid Essebsi, la difficulté pour un homme rompu à l’exercice autocratique du pouvoir, appartenant à une école de pensée néo-libérale, d’admettre que le peuple puisse être le décideur et le bénéficiaire de son destin.
Il en sera désormais ainsi, parce qu’il a accompli le fait historique qui le légitime et le consacre. La future constitution en inscrira la pérennité.
Je crains que vos calculs politiques ne soient erronés, et que ceux qui vous sollicitent pour créer une fracture gravement préjudiciable à notre pays, ne soient sévèrement sanctionnés aux prochaines élections.