Les Tunisiens doivent décider s’ils vont se laisser conduire vers une nouvelle dictature, cette fois religieuse, ou bien s’ils ont assez de nerf et de ténacité pour imposer, au contraire, une Tunisie moderne, libre, ouverte, tolérante et démocratique.
Par Mohamed Ridha Bouguerra*
L’Histoire est, tout comme la littérature, pourvoyeuse de leçons, il suffit de la consulter dans les moments critiques que vit une nation afin de savoir sur quelle voie on est en train de s’engager et vers quel destin certains cherchent à nous orienter.
Les ‘‘chemises brunes’’ ou ‘‘noires’’, en Italie et en Allemagne, à titre d’exemples, ne sont pas arrivées au sommet de l’Etat en un jour. Les fascistes et les nazis ont commencé, d’abord, par semer progressivement le désordre en ciblant certaines catégories de la population, les communistes pour les uns, les juifs pour les autres, avant que le pouvoir ne leur tombe, ensuite, entre les mains comme un fruit pourri !
Manifestation à Tunis contre la chaîne Nessma
Place nette aux salafistes !
Cette pensée s’est imposée à moi après avoir visionné la vidéo qui montre l’agression subie, lundi 23 janvier, par MM. Krichen et Redissi devant le tribunal de Tunis. On y voit, à un jet de pierre du siège du gouvernement, quelques énergumènes qui prennent la liberté d’insulter et de malmener des citoyens sur la voie publique, poursuivent impunément leur victime jusque dans un poste de police et repartent tranquillement sans être inquiétés le moins du monde !
Le président de la République ainsi que le Premier ministre ont beau condamner ces agissements, le mal est fait et l’impression qu’une minorité active est capable de dicter maintenant sa loi à tous commence à faire son chemin dans une opinion chaque jour plus inquiète !
La politique n’est-elle pas, selon la formule consacrée, l’art de prévoir ? Ces incidents n’auraient-ils pas pu être évités par un déploiement préventif des forces de l’ordre ? Pourquoi a-t-on pris la décision de laisser place nette aux salafistes ? Par imprévoyance ou complicité ? Car, la liste des méfaits de ces extrémistes s’allonge de jour en jour. Indigne agression commise à l’encontre du cinéaste Nouri Bouzid, saccage du cinéma AfricaArt en juin, saccage encore du domicile du propriétaire de la chaîne Nessma TV à la veille des élections du 23 octobre, occupation de la faculté de la Manouba depuis fin novembre dans une quasi indifférence des autorités de tutelle, sans oublier les incidents qui eurent pour cadre Hergla cet été et Sejnane au début de cet hiver… Autant dire que cela commence à bien faire et que les condamnations officielles ne suffisent plus et n’apportent nul remède à une situation qui ne fait qu’empirer et qui risque de devenir incontrôlable dans un avenir proche.
Des fondamentalistes prient au milieu d'une manifestation
Préserver l’intégrité physique des citoyens
Ce qu’il faut maintenant, et d’une manière qui ne peut plus souffrir aucun retard, ce sont des actes : arrêter les coupables faciles à identifier grâce à toutes les vidéos placées sur Facebook et les traduire séance tenante en justice. Toute autre attitude ne peut être interprétée que comme un soutien apporté aux fauteurs de troubles. Il y aurait là encore un manquement flagrant au devoir qui incombe aux autorités chargées du maintien de l’ordre et de la préservation de la paix civile et de l’intégrité physique des citoyens.
Le gouvernement, les responsables politiques et les autorités sécuritaires et judiciaires sont sommés d’agir. Ils seront un jour condamnés par les hommes, sinon par l’Histoire, pour avoir failli à leur devoir…
Ici, avant de conclure, un détour par la dernière œuvre de Tahar Djaout (1954-1993), écrivain algérien «assassiné par un marchand de bonbons sur l’ordre d’un ancien tôlier», comme l’écrit son confrère Rachid Mimouni. ‘‘Le Dernier été de la raison’’ (éditions Le Seuil, Paris, 1999), roman inachevé et publié à titre posthume, est axé sur l’intolérable immixtion du religieux dans la vie privée et sur l’ordre inquisitorial qui l’accompagne. Le roman pourrait être résumé ainsi : après la soudaine disparition de feu la République, le récit imagine l’instauration de la Communauté dans la Foi, avec ses Frères Vigilants et ses Thérapeutes de l’esprit. Plus de séparation désormais entre vie privée et vie publique d’où les contrôles de la conformité des habits aux prescriptions édictées par les comités de bienséance, la vérification des liens de parenté entre hommes et femmes occupant une même voiture, la fermeture des librairies comme celle que tenait Boualem Yekker, le héros du roman, puisque, désormais, le Livre remplace tous les livres et sa lecture seule est autorisée car suffisante.
Manifestations de fanatiques religieux dans les rues de Tunis
Les détenteurs de la Vérité imposent leur Loi à tous. Le doute n’a plus droit de cité et devient même coupable. L’uniformisation de la société amène chacun à des concessions de plus en plus mutilantes afin de mieux s’adapter au nouveau moule. Les adolescents endoctrinés renient leurs parents comme ce fut le cas du personnage principal que ses enfants ainsi que son épouse quittent car le libraire, refusant de se séparer de ses chers livres, se trouve comme excommunié. Alors, sa vie, où les exactions sont devenues quotidiennes, devient un cauchemar permanent…
Signes inquiétants et récit prémonitoire
Roman de politique-fiction ? Récit prophétique ? Ou simple fiction grâce à laquelle le romancier a cherché à exorciser ses hantises au moment où l’Algérie commençait à sombrer dans une terrible guerre civile et religieuse ? Une chose est sûre, il s’agit ici de l’œuvre la plus sombre de Tahar Djaout, marquée d’un pessimisme radical qu’aucune lueur d’espoir ne vient éclairer.
Alors, si vous n’avez pas encore lu ‘‘Le Dernier été de la raison’’, il est urgent de vous y plonger et vous comprendrez que l’agression subie par MM. Krichen et Redissi, pour grave qu’elle soit, n’est qu’un avant-goût de l’avenir que l’on nous prépare !
Pouvoir de la littérature d’anticiper sur la réalité ! Mais, n’est-il pas encore en notre pouvoir de décider, finalement, si nous allons, toute honte bue, nous laisser conduire vers une nouvelle dictature, ou bien si nous avons assez de nerf et de ténacité pour imposer, au contraire, aux fascistes l’image que nous portons en nous d’une Tunisie moderne, libre, ouverte, tolérante et démocratique ?
* Universitaire.