Moncef Marzouki, infatué de son nouveau statut de président de la République, a-t-il oublié de contrôler ses anciens camarades du Congrès pour la République (Cpr), en pleine dérive anti-républicaine ?
Par Hatem Nafti
Depuis la révolution, les commentateurs ne cessent de scruter les déclarations et actions de certains partis, à l’affut du moindre scoop ou de la moindre polémique. Typiquement, les modernistes (ce terme fourre-tout qui couvre des courants très disparates) vont s’intéresser à Ennahdha en essayant de mettre en évidence la sempiternelle question de son «double discours». Les conservateurs s’attaqueront aux premiers, représentés par l’extrême-gauche, le Parti démocratique progressiste (Pdp), le Pôle démocratique moderniste (Pdm), et de moins en moins à Ettakattol, surtout depuis que ce dernier a rallié la troïka au pouvoir. Mais il est un parti qui est très peu attaqué sur ses positions. Il s’agit du Congrès pour la république (Cpr).
Abderraouf Ayadi
Ayadi, le pourfendeur des modernistes
Présenté comme de gauche ou social démocrate par les médias francophones, certainement à cause de l’ancienne appartenance de son fondateur et actuel président de la République, le parti refuse une catégorisation idéologique et se présente plutôt comme un front de républicains de divers courants revendiquant la culture arabo-musulmane de la Tunisie et œuvrant pour une république civile, sorte de république musulmane dotée de lois séculaires.
Et pourtant, au vu des récentes déclarations de certains de ses dirigeants, des classifications existent pour ce parti. Dans cet article, je ne m’attarderai pas sur les propos de Tahar Hamila, évincé des cercles de décisions, sanction censée être interprétée comme un désaveu de ses positions.
Commençons par le Secrétaire général par intérim du parti, Abderraouf Ayadi. Après une vidéo polémique le montrant dans une cérémonie organisée par un groupe jihadiste salafiste, celui de l’émir Abou Iyadh, il déclare que cette invitation l’honore. Invité de Shems Fm ce mardi, il explique avoir défendu ces personnes avec d’autres avocats, dont Radhia Nasraoui, et rappelle qu’il s’agit de victimes de l’ancien régime. Jusqu’ici tout va bien. Il poursuit en expliquant que c’est grâce à ces jihadistes que les Etats-Unis ont changé de stratégie dans leur politique moyen-orientale en acceptant un islam modéré. Et le chef du second parti de Tunisie de pointer du doigt les responsables de cette amplification : les modernistes, qu’il confond avec les Bourguibistes. Il les accuse d’être des déracinés honteux et en rupture totale de leur société. Ils seraient, selon lui, la caution intellectuelle de l’ancien régime pour justifier la répression. Concernant les agressions contre les journalistes, il stigmatise la violence, mais explique que les personnes tabassées l’ont été à cause de leurs opinions islamophobes et cite le livre ‘‘L’exception islamique’’ de Hamadi Redissi, violenté le 23 janvier devant le Palais de Justice de Tunis. Il accuse ce livre d’islamophobie. M. Redissi serait donc islamophobe en terre d’islam et mériterait donc ce châtiment qui aurait pu être pire.
Sihem Badi
En admettant qu’il ait raison sur la teneur du livre (qui chercherait plutôt à dénoncer l’enchevêtrement du religieux et du politique dans les régimes dictatoriaux, position théoriquement partagée par le Cpr), son auteur mériterait-il ces violences ? L’avocat qu’est monsieur Ayadi défendrait-il la loi de la jungle ?
L’attaque contre les modernistes ne s’arrête pas là. La journaliste glisse le mot «juste» dans une question formulée en dialecte tunisien. Il n’en fallait pas plus à monsieur Ayadi pour expliquer que le franco-tunisien n’est pas notre langue et qu’il résulte d’un choix culturel prôné par l’ancien régime pour, tenez-vous bien, légitimer la normalisation avec l’Entité sioniste.
Les «Chevaliers de Oqba Ibnou Nafaâ» à la Can 2012
Cette déclaration surréaliste n’est pas la première. Ainsi, au lendemain des élections, le successeur de Moncef Marzouki à la tête du Cpr déclarait que la dénomination Aigles de Carthage du Onze national était un signal subliminal adressé aux Tunisiens pour leur faire oublier leur origine arabo-musulmane.
Conséquent dans ses déclarations, il proposait de rebaptiser les joueurs de l’équipe nationale en «Chevaliers de Oqba Ibnou Nafaâ», notre histoire ayant commencé avec les conquêtes arabes et non avec les phéniciens ou les berbères comme les méchants occidentaux essaient de nous le faire penser.
En entendant de telles déclarations, on pense avoir pour interlocuteur l’administrateur d’une page facebook à connotation vaguement islamiste et non un militant des droits de l’homme ou un avocat instruit et cultivé. Mais il faut croire que le populisme paye.
Abdelwahab Maatar
Nous attendons toujours que ce défenseur acharné de la cause palestinienne se prononce sur l’affaire de l’interview de Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, avec un journaliste israélien, sur les affirmations de ce même Ghannouchi que la Constitution ne comportera pas un article sanctionnant la normalisation avec l’Etat sioniste ou encore sa rencontre avec l’Aipac, à Washington, le puissant lobby sioniste états-unien. Il est vrai que le courage a ses lignes rouges.
Badi, la ministre (de la Femme) anti-féministe
Autre membre du parti à avoir tenu des propos équivoques, Sihem Badi, ministre de la Femme de son état. Mme Badi déclare, dans une interview au journal ‘‘Echourouq’’ – qui sert aujourd’hui la soupe aux islamistes d’Ennahdha après l’avoir servi, 23 ans durant, à leur ennemi juré, Zine El Abidine Ben Ali –, que le mariage coutumier est une liberté personnelle tout en rappelant ses inconvénients notamment la privation de la femme de ses droits en cas de divorce ainsi que les difficultés qu’auraient des enfants issus de ce mariage.
Mme Badi ne semble pas gênée outre mesure par le fait que cet acte viole la loi, fragilise les femmes et constitue un premier pas vers la polygamie vu qu’aucune trace ne permet d’en vérifier l’unicité. Elle bafoue, par là même, le principe de l’état civil au sens légal et au sens de son parti, au nom d’une liberté à géométrie variable au sein du Cpr.
La ministre de la Femme a fait preuve de la même nonchalance en recevant Amrou Khaled, le célèbre prédicateur égyptien qui avait tenu des propos outrageant à l’égard des femmes tunisiennes qu’elle est censée défendre. Elle a expliqué que la popularité de ce téléprédicateur a justifié qu’elle le reçoive.
Abdelwahab Maâtar : jamais sans sa fille
Quand le populisme guide l’action politique, les valeurs sont mises de côté. Il faut dire que certaines valeurs comme l’équité ne sont pas toujours légion chez certains membres du Cpr. La preuve : interrogé sur la nomination de sa fille au cabinet de Mme Badi au ministère de la Femme, Abdelwahab Maâtar a expliqué que la nomination des parents et des proches (ça n’a rien à voir, bien sûr, avec le népotisme) était monnaie courante dans l’actuel gouvernement («beaucoup de ministres y recourent, car ils préfèrent travailler avec des gens auxquels ils ont confiance», a-t-il déclaré sans craindre le ridicule) et que cela justifiait qu’il y ait recours à son tour.
Pour combattre les pratiques de l’ancien régime, longuement décriées par le Cpr, il faudra donc repasser…
Le Cpr se livre à un discours populiste très peu suivi d’actes. Il a renoncé à ses préalables d’épuration de l’équipe gouvernementale et de l’administration pour siéger au gouvernement. A accepté un poste honorifique pour son chef historique à la tête de l’Etat. Il s’attaque aux sit-in et à la désobéissance civile qu’il a lui-même défendus quand il était dans l’opposition. Il tient même des propos que ne tiendraient pas les dirigeants d’Ennahdha en matière de populisme.
On dit que le pouvoir corrompt. Certains, au sein de la troïka et du Cpr, s’efforcent à donner à cette maxime tout son sens…