«La liberté pour nous et pour les autres», in memoriam Mahmûd Muhammad Taha (1909-1985), le penseur réformiste soudanais condamné à mort pour apostasie et exécuté par les sbires de l’ex-président Jaafar al-Nimayri.

Par Néjib Baccouchi* (Traduit de l’arabe par Abdelatif Ben Salem)


 

 

«Tout ce qui est doté du sens de l’odorat, ne sent pas forcément l’odeur  
A ce propos les gens sont d’une étonnante diversité
Il y a ceux qu’une idée entre les sens fait flâner, ce sont les esprits éclairés
Et ceux qui s’arrêtent à l’écorce ne sachant quel sens à leur quête donner
L’homme ne peut échapper à sa condition
Car les hiérarchies sont par la nature ainsi ordonnées.»

Ces vers attribués au philosophe andalou Abû Bakr Muhammad Ibn Tufaïl, sont extraits de son magnum opus ‘‘Hayy Ibn Yqdhân’’(1). L’auteur qui n’a jamais fait mystère de la défiance que lui inspiraient les foules, a séparé le sage philosophe de la basse plèbe (ruayybidha) par un barzakh ou intermonde infranchissable. Il considère que seule l’élite (al-khâssa) peut atteindre à la pure essence des choses grâce à la méditation, alors que la masse ordinaire des gens (‘âmma) est incapable d’aller au-delà de la simple reconnaissance des signes et des formes imaginaires. Ces pensées élaborées par Ibn Tufaïl, me traversèrent l’esprit alors que je lisais l’ouvrage de la journaliste américaine Judith Miller ‘‘Dieu à quatre-vingt-dix-neuf noms’’, en particulier le chapitre premier où elle décrivait la scène de l’exécution capitale de l’intellectuel éclairé Mahmûd Muhammad Taha à la prison de Kouber à Khartoum, un matin du 18 janvier 1985.

Jaafar al-Nimayri et ses partisans enturbannés comme Hassan al-Turâbî ont voulu, par l’assassinat du Shaykh Mahmûd Taha sous prétexte d’hérésie, se débarrasser de lui en le présentant à l’opinion comme un hétérodoxe et un hérétique ayant choisi de se soustraire délibérément de la Communauté des croyants, et ce dans le but de ruiner toute tentative de constitution d’un courant de sympathie vis-à-vis de sa cause.

Un procès en hérésie et abjuration

C’est ainsi que fut intenté contre lui et contre certains de ses disciples un procès en hérésie et abjuration (da‘wa hisba/cause de foi). Le Tribunal de première instance les a reconnus coupables, prononçant contre eux une condamnation à la peine capitale par pendaison jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Toutefois il fut concédé à M. Taha un «délai de grâce» pendant lequel il bénéficiera de la possibilité d’introduire une requête en repentance (tawba), et faire acte de contrition avant la mise en exécution du jugement. En appel la Cour criminelle a confirmé ce qui suit :
-    Les accusations portées et la condamnation à la peine capitale par pendaison à l’encontre de Mahmûd Taha, assortie de l’injonction d’interdire la prière sur sa dépouille et de l’inhumer dans les cimetières musulmans. Il a en outre ordonné la confiscation de ses biens et leur dévolution à la Communauté des croyants après prélèvement des frais de justice.
-    L’accusation et la condamnation à la peine capitale à l’encontre des quatre autres inculpés par pendaison jusqu’à ce que mort s’en suive, assortie d’un sursis d’un mois pour leur permettre d’introduire un requête de sakkat al-tawba, et d’obtenir d’eux une rétractation solennelle sur leurs déclarations, et un retour au «droit chemin» de l’islam. Le tribunal recommanda en outre – s’inspirant en cela de la judicature du Commandeur des Croyants ‘Alî Ibn Abî Tâlib – Dieu  honore sa face – la désignation d’une assemblée de docteurs de la foi et de savants musulmans pour les assister dans leur démarches.
-    La décision de justice déclarant les «Républicains» comme une secte hérétique et impie, ordonnant de leur réserver le même traitement que celui appliqué aux groupes apostats et hérétiques.
-    La confiscation et le retrait des ouvrages et des écrits de Mahmûd Muhammad Taha, ainsi que ceux des «républicains», de toutes les bibliothèques publiques et des imprimeries aux fins de destruction, ainsi que la prohibition de leur impression et diffusion en librairie.
-    L’interdiction de toutes réunions ou activités publiques des «Républicains» sur l’ensemble du territoire du pays.

Judith Miller alors chef du bureau du ‘‘New York Times’’ au Caire, a décidé de se rendre en compagnie de son collègue Jamâl Mohyiddine à la prison de Kober à Khartoum, pour couvrir l’assassinat du vieux septuagénaire Mahmûd Muhammad Taha. Interdite d’accès dans l’enceinte de la prison en raison de son statut d’étrangère, elle n’en a pas moins réussi à y pénétrer en enfilant, pour tromper la vigilance des agents de sécurité une galabiyya blanche et en nouant un foulard autour de la tête. Son témoignage est d’autant plus rare que le régime dictatorial au Soudan a tout fait pour dissimuler son crime, au point qu’au jour d’aujourd’hui, personne, excepté les bourreaux, ne connait le sort réservé à la dépouille du vieux intellectuel.

Judith Miller donna une description fidèle de l’horreur de la scène de l’exécution, en rapportant dans ses moindres détails le déroulement de ce spectacle barbare, comme si elle voulait fournir la preuve que même le démon se trompe quand il croit que lui seul est capable de transformer l’homme un être infâme : «Le gibet se dressait au fond de la cour de la prison, il était relativement surélevé, mais sa hauteur ne dépassait pas le mur d’enceinte en brique sèche. Une ambiance bon enfant régnait à la prison de Kober. Rien à voir avec l’atmosphère sinistre et morose propre aux veillées éclairées par des bougies des proches et des amis des condamnés à mort et des protestataires, qui se réunissaient dans l’obscurité devant les murs des pénitenciers américains.

J’étais la seule femme présente à cet endroit. Dans l’assistance, estimée à quelques centaines, certains se connaissaient entre eux, ils se saluaient à la manière traditionnelle musulmane : ‘‘al-salâm aleykum’’, les réponses fusant de tous les coins : ‘‘wa aleykum al-salâm’’, étaient reprises à l’infini. Les hommes aux visages burinés, coiffaient des turbans d’une longueur d’un pied et portaient de galabiyas amples et blanches. Ils échangeaient dans la bonne humeur des propos anodins sur la pluie et le beau temps, sur les nouvelles des récoltes de l’année ou sur le conflit sans fin qui du Sud du Soudan. Peu à peu, chacun prenait place à même le sable, écrasé sous un soleil de plomb. Le mercure grimpait de minute en minute sans pitié.

L’exécution était annoncée pour 10 heures.

Avant l’instant fatidique, le condamné Mahmûd Muhammad Taha pénétrait dans la cour, les mains ligotées derrière le dos, il paraissait de taille plus petite que je ne l’imaginais. De l’endroit où je me trouvais, je pouvais remarquer, alors que les gardes le poussaient avec hâte, qu’il faisait moins que ses soixante-seize ans. Il avançait la tête haute. Il jeta un regard furtif à la foule assisse. A son passage, quelques uns se redressèrent en gesticulant, d’autres agitèrent le poing et même des copies du Coran dans sa direction.

J’ai pu subrepticement discerner l’expression de son visage, avant que le gardien le couvre entièrement de la tête au pied d’un sac de couleur. Je n’oublierai jamais cette scène : le sourire illuminait son visage ; le défi crépitait dans son regard ; le menton fier qu’aucun signe d’effondrement ne trahissait. L’assistance s’était mise à hurler, les deux recrues soudanaises vêtues d’uniforme kaki passèrent la corde autour de l’endroit supposé être la nuque de Mahmûd Taha. On pouvait deviner, malgré les vociférations couvrant les voix des deux soldats, qu’ils étaient en train de le sermonner.

Soudain, les deux soldats se reculèrent, la trappe s’ouvrit, la corde se tendit et le sac enveloppant le corps de Taha se souleva. Une rumeur sourde s’éleva de l’assistance : ‘‘Allahû Akbar !’’ La clameur reprit de plus belle quand la foule hurla à l’unisson : ‘‘L’islam, c’est la solution !’’ (al-islâm huwwa al-hal).

Grisés par le spectacle auquel ils assistaient, les hommes se donnèrent l’accolade et s’embrassèrent avec effusion. Un homme, assis juste à côté de moi hurla : «Justice est faite !», puis se prosterna en murmurant des prières. Cette ambiance joyeuse à vomir m’a littéralement anéantie. J’étais incapable d’articuler le moindre son, j’ai tiré Jamâl par la manche pour lui faire comprendre qu’il est temps de ficher le camp d’ici. Dans l’extrême tension où je me trouvais, j’ai dû faire glisser, sans me rendre compte, le foulard qui me couvrait la tête. Jamâl prit conscience du danger, ramena le foulard sur les deux franges découvertes de mes cheveux et m’entraîna énergiquement vers la porte de sortie. Alors que nous traversions la cour vers le lourd portail en fer forgé, le nuage ocreux soulevé par la foule en marche s’éleva vers le ciel. Quand nous arrivâmes à la sortie, je me suis retourné pour regarder une dernière fois le gibet, le cadavre de Mahmûd Taha toujours enveloppé dans le sac se balançait dans le vide. Je m’étais demandé quand est ce qu’ils le feront descendre ?

Pour les nombreux Soudanais qui applaudirent sa mise à mort, Taha s’était rendu coupable du pire crime : l’hérésie. Un crime qu’il nia en bloc, refusant jusqu’à la fin d’être considéré comme hétérodoxe (muhartaq) ou renégat (murtadd), affirmant qu’il était au contraire, un réformateur (muslih) musulman et un fidèle opposé à l’application barbare de la sharî‘a, ainsi qu’à la manière dont elle est interprétée et mise en pratique par le président Jaafar al-Nimayri. Intuitivement, j’ai compris que Mahmud Taha ne fut pas liquidé à cause d’une fêlure dans sa foi, mais en raison d’une défaillance justement dans la foi de ceux qui avaient cherché sa mort (2).

A suivre

* - Doctorant en sciences politiques.


Notes :
1 - Hayy ben Yaqdhân, roman philosophique d’Ibn Tofaïl, texte et traduction de Léon Gauthier, Alger 1930. Le roman d’Ibn Tofaïl fut publié pour la première fois en Europe dans une traduction latine en 1671 à Oxford par Pocock sous le titre de Philosophus autodidactus d’Abubacer.
2 - Judith Miller, God Has Ninety-nine Names, Simon&Schuster,1997 pp.11-12.