Le citoyen tunisien peut légitimement se demander quels desseins véritables le parti Ennahdha poursuit et quelles priorités réelles il s’est fixées.

Par Zouheir Jamoussi


Depuis les élections générales d’octobre 2011, qui lui ont permis de détenir l’essentiel du pouvoir exécutif, le parti islamiste s’est livré à des pratiques politiques incohérentes et contradictoires qui ne sont de nature ni à rassurer l’opinion publique, ni à favoriser la cohésion nationale si nécessaire pour faire face à une situation socio-économique d’une extrême gravité.

La dichotomie «laïcs et gauchistes» et «islamistes»

Une première hypothèse consisterait à penser que la priorité pour Ennahdha est de mobiliser, par-delà les clivages politiques, toutes les forces vives et toutes les ressources du pays pour tenter de surmonter cette crise dont la gravité est unanimement reconnue. Ses appels à la formation d’un gouvernement d’union nationale après son succès électoral pouvait faire penser à une ouverture sincère dans ce sens.

L’hypothèse contraire serait de supposer que le parti islamiste entend gouverner un pays délibérément divisé selon une ligne idéologique et religieuse artificielle, tracée et exploitée durant la campagne électorale par un parti Ennahdha s’érigeant en sauveur de l’islam en Tunisie et désignant les adeptes de la laïcité, mal compris, comme des mécréants et des ennemis de Dieu.

Les toutes dernières déclarations de Sadok Chourou, membre de l’Assemblée constituante issu d’Ennahdha, rapportées par nos médias le 30 janvier, confirment la dichotomie établie dans le discours du parti Ennahdha entre «laïcs et gauchistes» d’une part et «islamistes» d’autre part.

Quelques faits plaident d’ailleurs en faveur de cette seconde hypothèse. Je pense notamment à l’impunité dont semblent jouir les auteurs d’agressions intolérables perpétrées en particulier contre les journalistes et les universitaires et, plus généralement, contre les libertés et les droits des citoyens.

Ne pas fâcher les Salafistes !

Les agissements des Salafistes à Sejnane et leur interminable «sit-in» qui a paralysé la Faculté de la Manouba, pour ne prendre que ces exemples, n’ont pas suscité de la part du gouvernement des réactions à la mesure de la gravité des dépassements commis, loin s’en faut. Dans le cas de la faculté, tout porte à croire que le gouvernement s’est contenté de compter les coups en spectateur, peut-être misant dangereusement sur l’abdication du droit et de la légalité au sein de l’institution.

Pourtant, avant la formation de l’actuel gouvernement, Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, avait, si j’ai bonne mémoire, ébauché (du bout des lèvres, il est vrai) ce qui aurait pu servir de base à une sortie de crise : tout en soulignant que le port du niqab faisait partie des libertés tant revendiquées, il avait ajouté que cela dérogeait pourtant quelque peu aux habitudes vestimentaires tunisiennes et que, par ailleurs, les règlements internes devaient être respectés. Cependant, le gouvernement de Hamadi Jebali semble persister dans sa détermination à ne pas fâcher les Salafistes. L’action du gouvernement veut-elle donc se situer essentiellement dans le cadre prioritaire d’une réforme de la vie politico-religieuse en Tunisie dans le sens opposé aux engagements officiels d’Ennahdha ?

D’étranges accoutrements venus d’ailleurs

A quel islam veut-on d’ailleurs «convertir» un peuple tunisien très majoritairement imprégné des préceptes, valeurs et culture islamiques et enrichi, tout au long de son histoire, par son ouverture aux saines influences des autres cultures ? Faut-il rappeler que, comme en Algérie, l’attachement inébranlable à l’identité arabo-musulmane a été, dans notre pays, un facteur déterminant dans les diverses phases de la longue lutte contre le colonialisme. Voilà, cependant, qu’on veut substituer à cette tradition musulmane si profondément enracinée en Tunisie, une culture de rechange importée, dont on prétend qu’elle s’inspire de l’islam originel. Mais qu’on pardonne au Tunisien moyen de ne pas reconnaître le visage tolérant de l’islam dans ces mines délibérément rébarbatives et ces étranges accoutrements venus d’ailleurs.

En fait, ces manifestations culturelles apparaissent comme les signes avant-coureurs d’une volonté de pénétration et d’embrigadement politiques manifestée par un petit pays qui a tout à apprendre de notre Tunisie en matière de libération nationale.

Certes, les dissensions au sein même du sunnisme moyen-oriental expliquent la recherche d’alliances politico-religieuses à l’échelle du monde arabe, voire du monde islamique. Plus encore, le conflit entre chiisme et sunnisme qui secoue toute la région du Golfe est perçu par certains pays frères, eu égard à leur structure démographique particulière, comme une menace pour leur unité nationale et une illustration des visées hégémoniques iraniennes.

Cependant, s’il est vrai que la Tunisie ne peut être indifférente à ces réalités politiques régionales, elle n’a pas pour autant vocation à servir de pion sur l’échiquier moyen-oriental ou de vassal à un seigneur inféodé. Force nous est de reconnaître que ces dissensions, qui sont en permanence attisées par les amis du sionisme expansionniste, ne peuvent profiter qu’aux ennemis de l’islam. A cet égard, l’idée de «normalisation des relations avec Israël», souvent évoquée depuis quelque temps en Tunisie, alors même que se propage implacablement le cancer de la colonisation israélienne dans les territoires palestiniens, devrait choquer tous les Tunisiens, quelle que soit leur appartenance politique. Mais revenons en Tunisie.

Les Salafistes : alliés ou adversaires d’Ennahadha ?

La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si les Salafistes sont les alliés politiques réels mais inavoués ou les adversaires redoutés du parti Ennahadha. Dans ses propos rapportés par les médias du 30 janvier, M. Chourou ne «tranche» pas : «Ennahdha soutient la prédication salafiste» mais n’est pas d’accord avec les «pratiques politiques» des Salafistes. Il se trouve justement que rien de clair ni de décisif n’est fait par le gouvernement pour mettre un terme à ces «pratiques». Pourtant le fait est là : le parti majoritaire au gouvernement ne peut continuer à gouverner conformément à l’engagement qu’il a solennellement pris de respecter les libertés et les droits des citoyens, tout en s’interdisant de mettre fin aux agissements inacceptables d’une minorité qui veut imposer sa loi.

Tout se passe, en effet, comme si le gouvernement ménageait cette minorité en lui concédant un espace de non-droit où elle peut donner libre-cours à son agressivité en toute impunité. Mais l’impunité jusqu’où, jusqu’à quand ?

Il est curieux à cet égard que le parti Ennahdha crie au sabotage politique et se plaigne que les oppositions, les médias et les syndicats s’acharnent contre lui et entravent l’action gouvernementale.

Mais ce n’est là qu’une contre-vérité de plus. Encore une fois, le parti islamiste veut abuser l’opinion publique : car l’opposition, comme Ennahdha le sait pertinemment, n’a pas pour cible la politique gouvernementale en matière de redressement économique et social du pays, ni le gouvernement lui-même, mais bien l’ambivalence d’Ennahdha et les dangers que ce parti fait courir aujourd’hui aux libertés et au droit en Tunisie. Plus que jamais, en effet, les oppositions doutent de la sincérité de l’engagement du gouvernement à protéger les libertés, le droit et le processus démocratique.

Les fissures de la troïka

Maintenant, si, par bonheur, l’objectif du parti Ennahdha est de tenir son engagement en faveur de la démocratie et des libertés, et que sa priorité, telle que l’impose la situation du pays, est de relever l’énorme défi socio-économique, alors il n’existe pour lui d’autre voie que celle du rassemblement et de la cohésion nationales. Mais est-il imaginable qu’une telle cohésion puisse voir le jour dans le climat de suspicion et de méfiance que suscite et exacerbe de jour en jour l’ambivalence de ce parti ?

A cet égard, l’alliance politique conclue entre Ennahdha, le Congrès pour la République (Cpr) et Ettakatol, et connue sous le nom de «troïka », pouvait, dans un premier temps, apparaître comme le signe d’une ouverture politique prometteuse. Or, déjà des fissurations apparaissent dans l’édifice de la troïka, et les partenaires du parti islamiste, pressés par leur base, ne cachent plus leur embarras et leur frustration.

Peut-être l’expérience brève mais combien difficile du pouvoir et la complexité de la situation, à laquelle il a du mal à faire face, auront-elles fait comprendre au parti Ennahdha qu’il se condamne inéluctablement à l’isolement politique total, s’il ne renonce pas à l’ambivalence comme mode de gouvernement.

* Universitaire à la retraite.