Zouheir Jamoussi* – Certains aujourd’hui s’emploient à dénigrer ou à effacer, radier, oblitérer le nom de Bourguiba. Ce fut un peu le cas, le 11 février 2012, dans le discours prononcé par Ahmed Nejib Chebbi, dans la grande salle comble du palais des congrès.


Dans son énumération des illustres noms qui ont marqué l’histoire de notre pays, il a simplement omis celui de Bourguiba. Haddad, Hached… y figuraient (normal, bien sûr), mais Bourguiba, non. L’évoquer à ce titre ne se fait plus de nos jours. C’est passé de mode. C’est même mal vu, voire politiquement incorrect. Quelqu’un assis derrière moi et moi-même (d’habitude peu démonstratif), nous sommes spontanément écriés à l’unisson : «et Bourguiba?». Mais notre tandem vocal n’a pas eu d’écho audible.

Mettre dans le même sac Bourguiba et Ben Ali

M. Chebbi n’est d’ailleurs pas le seul à faire usage de cette omission de convenance, peut-être même le fait-il en contrariant ses convictions profondes, en se faisant violence en quelque sorte.

Qu’il sache en tout cas qu’il y a beaucoup de Tunisiens, plus nombreux qu’on ne l’imagine, que cette omission délibérée assurément dérange.

M. Chebbi ambitionne, d’un commun accord avec ses partenaires politiques, d’unir et de fédérer les forces d’opposition. J’ai été séduit par l’idée, moi qui n’ai jamais été membre d’aucun parti, même sous Bourguiba. Mais en écoutant son inadmissible silence sur ce dernier, j’ai déchanté un peu, beaucoup…, car nul ne peut, sous aucun prétexte, se permettre d’occulter un pan si important de notre histoire.

D’autres font pire encore : ils s’alignent sur les positions des farouches détracteurs de  Bourguiba. Quand, par inadvertance, ils se réfèrent à «23 ans de tyrannie» aujourd’hui, ils auront vite fait de rectifier demain. De 23 ils passent allègrement à «50 ans de tyrannie», à l’instar de ceux qui vouent à Bourguiba une haine profonde, ceux qui l’ont désigné «premier tyran destitué (chassé du pouvoir)». Pour ceux-là, Ben Ali, Bourguiba, c’est du pareil au même, bonnet blanc, blanc bonnet. Il est de bon ton de vouloir les mettre dans le même sac et de les jeter ensemble dans les oubliettes de l’histoire. Quelle indignité ! Quelle ignominie !

A propos de cet insupportable amalgame, nombreux sont ceux qui ont pleuré à chaudes larmes le jour où la dépouille de Bourguiba fut transportée à Tunis dans la soute d’un avion, et quel avion ! Bourguiba dans le ventre d’un rapace nécrophage nommé «7-Novembre». Insoutenable métaphore, ultime humiliation à ajouter à celles que son attachement sénile et pitoyable au pouvoir lui aura valu au crépuscule de sa vie.

Il va sans dire que le bilan du «règne» de Bourguiba n’est pas irréprochable de bout en bout, loin de là. Comment ne pas déplorer son ego surdimensionné, son amour démesuré du pouvoir, qu’il a exercé d’une main de fer et sans partage. N’avait-il pas muselé les médias, apprivoisé la justice, bâillonné l’opposition afin d’asseoir son autorité, au service de ce qui lui paraissait être l’intérêt supérieur de la nation, de son idée de la Tunisie ? Comment ne pas lui reprocher d’avoir impitoyablement persécuté les partisans du vieux Destour, les Youssefistes, la gauche en général et les "perspectivistes" en particulier, sans oublier les islamistes de tout poil ? Par ailleurs, et de toute évidence, la démocratie, les libertés, et le pluralisme politique, même de façade, n’étaient vraiment pas au premier rang de ses préoccupations. Au moins, parce que lui n’avait pas fait semblant de les promouvoir, il n’avait pas été, à ce titre, décoré, médaillé, encensé comme son successeur, proclamé champion des droits de l’homme en Tunisie par d’ignobles flatteurs étrangers mus par leur seul intérêt, au mépris de notre peuple.

Les acquis de Bourguiba menacés

Je ne veux pas m’étendre ici, en contrepartie, sur les exceptionnels mérites de Bourguiba et sur ce que lui doit la Tunisie. L’histoire retiendra toutes ses défaillances, mais celles-ci concerneront bien davantage la méthode que le fond. Je me limiterai donc à un seul aspect de son œuvre immense.

Et puisque nous venons de parler de droits de l’homme, je dirai que, de ce point de vue, Bourguiba est allé d’emblée à l’essentiel. Les droits de l’homme qu’il reconnaissait et qu’il a eu le génie de garantir, ce sont des droits fondamentaux : le droit à l’éducation, et les droits de la femme tunisienne, aujourd’hui en péril. Quand je pense qu’un conférencier itinérant venu d’Egypte, semble-t-il, vante aujourd’hui devant un auditoire très nombreux et intéressé, les vertus de l’excision !

Mais revenons à Bourguiba et à ces deux inestimables acquis, l’éducation et les droits de la femme qui font notre spécificité nationale. Ce n’est pas un hasard de l’histoire que le cortège du Printemps arabe soit parti de notre Tunisie. En démocratisant l’éducation, Bourguiba, qu’on veuille le reconnaître ou non, a agi sur notre mode de penser, sur notre façon de nous regarder nous-mêmes et de regarder le monde et l’avenir. Il a su élever sa relation avec son peuple unifié par lui, dans toute sa diversité, à un niveau de proximité et d’intelligence réciproque qu’il sera difficile d’égaler.

Alors, est-il si nécessaire d’omettre le nom de ce grand homme, au moment où ces acquis fondamentaux, auxquels vous adhérez sans doute, sont menacés dans leur essence, Monsieur Chebbi?

Au moins, à cet égard, le président de la république, Mohamed Moncef Marzouki, se sera comporté en homme d’état plutôt rassembleur. Dans son discours inaugural, devant l’Assemblée constituante, lui, un opposant de toujours, a eu la décence de rendre hommage à Bourguiba (si peu appuyé fût-il). Et, je voudrais saisir cette occasion pour saluer Béji Caïd Essebsi, lui qui avait su dire un «non» nécessaire à Bourguiba, de l’intérieur même de sa famille politique, d’avoir eu l’honnêteté et le courage de célébrer aujourd’hui, par delà les fourvoiements et les divagations politiques qui ont gâché une bonne partie de son long «règne», la grandeur de cet homme exceptionnel : d’abord leader («zaim»), dans la lutte de libération nationale, fondateur de la république et bâtisseur de la Tunisie moderne.

*Universitaire à la retraite.