L’éradication de la corruption ne se limite pas à la création d’institutions dédiées. Quelles sont les conditions d’efficacité de la nouvelle instance permanente et indépendante de prévention et de lutte contre la corruption ?

Par Abderrazak Lejri*


Le samedi 15 octobre 2011, le Conseil des ministres du Gouvernement Caïd Essebsi avait adopté un projet relatif à la lutte contre la corruption institué par le décret-loi N° 120 du 14 novembre 2011. Hamadi Jebali, actuel chef du gouvernement, a réaffirmé, lundi, la nécessité de pérenniser l’action de la Commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation (Cnicm), paralysée sans raison depuis le décès de son président Abdelfattah Amor, en la convertissant en instance permanente et indépendante.

Assurer l’indépendance de la nouvelle instance

Sans vouloir porter un jugement de valeur sur la Commission nationale d’investigation qui a œuvré pendant un an (qui a été créée par Ben Ali, il ne faut pas l’oublier) et afin de ne pas perpétuer le principe des commissions qui n’apportent rien d’autre qu’un sentiment de fausse sécurité, il faut d’abord évaluer ses résultats réels. A mon avis, elle ne fait qu’allonger le circuit d’identification des corrompus et surtout elle risque de jouer le rôle de filtre en priorisant le traitement de certains dossiers au détriment d’autres. Il est étonnant que parmi ses membres, trois de ses «spécialistes» financiers soient liés à une même banque de la place à savoir l’Arab Tunisian Bank (Atb) !


Feu Abdelfattah Amor

Cette décision, qui va normalement apporter la légitimité tant contestée de la Commission Ben Amor, est en principe salutaire pour le pays et va rencontrer l’assentiment des instances onusiennes et les associations telles que Transparency International, Sherpa, etc. Ce qui va certainement conforter les bailleurs de fonds quant aux garanties de transparence du climat des affaires.

Je dis bien en principe, car l’adhésion de la Tunisie aux conventions onusiennes depuis 2008 n’a pas empêché la corruption d’atteindre des sommets jusqu’à la date de la révolution et, paraît-il, au-delà.

Il faut rappeler que la convention de l’Onu a été signée en mars 2003 et approuvée en février 2008, et que la loi tunisienne anti-blanchiment 2003-75 a été instrumentalisée par Ben Ali, qui l’a associée à l’anti-terrorisme, pour lutter contre les islamistes, les dispositions anti-blanchiment «pur» n’ayant jamais été sollicitées.

Cependant, tout dépendra du niveau d’indépendance projeté et de la tutelle de cette nouvelle instance : ses membres seront-ils élus ou désignés par le Gouvernement ? Quand on sait que des hommes d’affaires véreux, affidés de la nébuleuse mafieuse de Ben Ali, sont en train de se repositionner du côté de la «troïka» au pouvoir pour proposer financements et services en se faisant par là même une nouvelle virginité et échapper ainsi aux éventuelles poursuites, on peut douter de la neutralité des désignations.

Les membres de ladite Commission devront réunir, en plus de l’indépendance et d’une intégrité au-dessus de tout soupçon, les compétences idoines pour identifier les irrégularités, débusquer et traquer les prédateurs des biens publics, ceux qui fraudent, pillent les richesses nationales et ceux qui détournent à leurs profits personnels les avantages indus et siphonnent les caisses de l’Etat.


Procès Imed Trabelsi

Son champ d’action devra couvrir la corruption sous toutes ses formes et quelle qu’en soit l’ampleur, qu’il s’agisse de détournement de privilèges douaniers, domaniaux ou fiscaux, ou favorisation de récipiendaires de marchés suite à des appels d’offres truqués ou minés, ou des livraisons fictives, de surfacturation ou de rétributions indues (minimes ou importantes) des fonctionnaires au niveau des services publics qui tiennent du racket et du rançonnement.

Malgré tout cela, l’efficacité ne pourra être garantie que si cette instance est dotée des moyens suffisants lui permettant de couvrir les tentaculaires ramifications des causes et acteurs de tout le système de corruption (devenues une composante banalisée de tout échange) aux multiples facettes et des possibilités d’investigation et d’accès à l’information élargies.

Cependant, il ne faut pas être naïf pour croire que la solution se résume à la création d’instances en charge de ce problème en dehors d’une véritable liberté de la presse, d’une indépendance de la justice et de la mise en place de mécanismes transparents de gouvernance.

Leçons des échecs passés

Bien que la corruption soit généralisée à des degrés divers notamment en démocratie (cas d’Haliburton aux Etats-Unis ou l’affaire Takieddine en France) tout le monde connaît le niveau élevé de corruption des pays subsahariens notamment ceux de la «Françafrique».

Certains de ces pays, sous la pression des bailleurs de fonds ou pour bénéficier des allègements de la dette dans le cadre des plans d’ajustements structurels, ont pris des dispositions cosmétiques notamment pour soigner l’image de l’Etat par force campagnes médiatiques, des mesures législatives non suivies d’effets et ont institué des dizaines d’instances, organismes, agences de régulation, observatoires et commissions toutes plus contre-productives les unes que les autres et dont on a pris soin de paralyser le fonctionnement.


Procès par contumace de Ben Ali

Bien entendu, l’inefficacité est aggravée par le rattachement de ces instances soit aux ministères de tutelle soit à la Présidence de la République (pour une pseudo garantie de neutralité) et les désignations donnent bien entendu la préférence aux barons du parti au pouvoir, malgré des dénonciations en majorité calomnieuses d’une presse «libre» en dehors de toute déontologie qui étale à pleines pages les malversations supposées ou vraies des hauts dirigeants de l’Etat et du secteur public.

Pour donner bonne figure, l’Etat donne en pâture de temps à autre quelque responsable indélicat pour les raisons avérées de dépassement flagrant de certaines limites (dont l’étalement effronté de signes extérieurs de richesse) sans prise des précautions minimales ou pour les raisons non avouées de velléités d’indépendance ou d’opposition au pouvoir en place. Comme le système judiciaire est lui-même gangréné et non indépendant, même en cas de mise en examen ou d’interpellation des fauteurs avérés, rarement la justice n’est rendue.

Les dispositions de bonne gouvernance

Nous espérons que dans le cas de la Tunisie, il en sera autrement dans un nouvel environnement où la liberté de la presse prévaudrait (permettant la dénonciation des dépassements) avec la promotion des médias d’investigation (c’est le travail remarquable et acharné de Mediapart qui a permis la mise à nu de la scandaleuse affaire Takieddine ou celle de Bettencourt en France) et où l’indépendance de la justice sera effective, barrant la route à toute impunité.

Car il ne faut pas douter une seconde que les caïmans de la prédation et de la corruption habitués qu’ils sont à avaler tout crus des gnous ou des impalas ne vont pas se mettre au régime herbivore.

L’état de l’art en matière de malversations et de corruption dans les marchés publics est connu et balisé : cahiers des charges truffés de pièges et de spécifications sélectives orientées, conditions de soumission et délais taillés sur mesure, des récipiendaires déjà connus, tricherie sur les lots, marchés orientés ou potentiellement attribués avant parution des appels d’offres, marchés de régularisation, avenants à répétition, etc.

Dans le cadre de tout un système à bâtir, les premières dispositions et mesures qui gagnent à être prises par la nouvelle instance sont :

* la nécessaire vérification systématique de l’évolution du patrimoine de chaque haut commis de l’état avant et après sa prise de fonction ;
* la révision du code des marchés publics notamment par :
- la généralisation de l’ouverture publique des plis en présence des soumissionnaires ;
- la publication immédiate et sur internet des résultats d’attribution des marchés ;
- le recours aux bureaux d’étude indépendants pour la rédaction des cahiers des charges et des appels d’offres ;
- le recours à la maîtrise d’ouvrage déléguée pour une neutralité de pilotage des projets et pour échapper au chantage lors des réceptions des travaux ;

* la simplification des procédures sachant que plus une procédure est complexe et les signataires nombreux plus il y de fortes probabilités pour que les agents décideurs véreux tendent à faire monnayer leurs interventions et l’apposition de leurs signatures ;

* l’interdiction de la rétention de l’information par les administrations ;

* la clarification du rôle et des responsabilités des commissaires aux comptes ;

* la collecte et l’analyse des informations sur les mouvements de fonds en numéraire selon un seuil restant à définir, dans le cadre de la lutte contre le blanchiment de l’argent et la fraude fiscale ;

* l’instauration, comme l’a suggéré Chokri Aslouje dans un article de ‘‘La Presse’’ du 27/12/2011 sous le titre «L’homo corruptus, une espèce qui doit disparaître», un site de dénonciation anonyme à l’instar de Wikileaks.

Le rôle de la société civile et des associations dédiées

Nonobstant l’existence de ce nouvel outil officiel, la vigilance de la société civile est de mise, les associations créées comme l’Association tunisienne de lutte contre la corruption (Atlcc), cyber association tunisienne de lutte contre la répression et la corruption, l’Association permanente anti-corruption (Apac), Transparence tunisienne pour la lutte contre la corruption (Ttlc), etc., se devant de jouer un rôle complémentaire sinon essentiel.

Et pour qu’il n’y ait pas de complaisance de la tutelle des institutions financières pour ce qui concerne le blanchiment de l’argent, la désignation du gouverneur de la banque centrale, qui a rang de ministre, doit être subordonnée comme pour tout membre du gouvernement à l’approbation du parlement élu auquel il doit rendre compte annuellement.

Blog de l’auteur.

* Chef d’entreprise, Pdg du Groupe Informatique.

* Les titres et intertitres sont de la rédaction.