Mohsen Dridi* écrit – La révolution sera aussi culturelle, dans les arts et la littérature, et dans les mentalités ou, alors, elle laissera un goût… d’inachevé.


 

Les élections ont eu lieu et les résultats n’ont pas fini de questionner l’ensemble des observateurs. Et devraient, d’ailleurs, questionner chaque citoyen(ne). Il ne s’agit cependant ni de les remettre en cause ni d’ailleurs de les encenser. Non il faut questionner les raisons profondes qui pourraient les expliquer. D’autant que depuis des mois la Tunisie est confrontée à un phénomène inquiétant en raison des actes d’intimidation et même de violence et d’agression physique contre les journalistes, les intellectuels, les artistes … Sans parler du citoyen(ne) ordinaire.

Le retour en force du conservatisme social

Je considère pour ma part qu’il y a en effet des raisons profondes, qui relèvent de nos structures sociales, familiales, psychologiques et mentales qui pourraient expliquer ce retour en force du conservatisme dans la société et qui prend à rebrousse-poil la plupart des idéaux qui ont scandé et accompagné la révolution.

Simple amateur et sans aucune prétention de ma part en matière d’art ou de littérature, je souhaite néanmoins apporter un éclairage particulier sur des aspects qui me semblent essentiels qui concernent la révolution tunisienne sur le long terme. Car selon moi la révolution sera aussi culturelle, dans les arts et la littérature, et dans les mentalités ou, alors, elle laissera un goût … d’inachevé !

1/ La révolution tunisienne – révolution de la liberté, de la dignité et pour le travail – est une révolution fondamentalement démocratique et sociale. Elle a ouvert la voie à de profondes transformations dans la société tunisienne. Des transformations de nature structurelle même. Les premières sont en cours et touchent les domaines politiques et institutionnels et sont, de mon point de vue, en passe de réussir.

En fait il s’agit, après avoir «dégagé» le dictateur et ses proches, de faire en sorte que le processus de transformation démocratique trouve des débouchés sur les plans politique et institutionnel : choix du système politique et des institutions qui instaurent et garantissent une démocratie fondée sur l’Etat de droit, les libertés individuelles et collectives, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice…

D’autres échéances vont suivre : vraisemblablement un référendum fin 2012 début 2013 pour approuver le projet de constitution qui sera proposé au peuple ; une nouvelle échéance avec les élections législatives et présidentielle ; les élections municipales ; et peut-être des élections régionales si le principe de la décentralisation est retenu dans le projet de système politique proposé.

C’est avec ce dispositif d’ensemble que se clôturera cette première phase du processus de la révolution. Si, bien-sûr, il n’y a pas d’entraves, qui viennent le perturber. Et, outre la liberté d’expression, les deux autres conditions indispensables pour cela sont d’une part la question sécuritaire et plus généralement le retour et le respect des fonctions régaliennes de l’Etat et de l’autre la question de l’indépendance de la justice.

2/ Toutefois, la révolution ne saurait se satisfaire des seuls acquis et avancées, aussi importants soient-ils, réalisés sur les plans politique et institutionnel. Ils doivent nécessairement trouver une traduction concrète dans les domaines économiques et sociaux. Les gens ne peuvent se contenter de slogans voire même de liberté d’expression si rien n’est fait sur les plans du chômage et de l’emploi, les conditions de logement, de la santé, l’éducation, les transports, l’amélioration des services publics… Les réponses à ces questions sont incontournables et indispensables à la poursuite et même à la réussite des réformes politiques déjà engagées.

Ces transformations au niveau socio-économique sont d’autant plus indispensables en raison des dégâts causés par le système Ben Ali et consorts dans la sphère économique et financière où dominaient la corruption, le népotisme, les passe-droits, la non-transparence, le blanchiment d’argent sale…

3/ Plus encore, une révolution ne peut vraiment se pérenniser et surtout s’enraciner que si, outre les deux chantiers précédemment abordés, elle trouve  également, sur le moyen et long terme, un prolongement dans les domaines culturel, artistique et bien évidemment dans celui des mentalités.

En fait, et de mon point de vue évidemment, une révolution est d’abord un processus qui vient modifier une situation, un ordre établi dans un pays et dans une société à un moment donné de leur histoire. Si ce processus commence invariablement par un acte fort, une révolte qui aboutit au renversement des symboles les plus visibles et les plus immédiats de l’ordre établi, c’est-à-dire le renversement du sommet de l’Etat, il s’ensuit logiquement, par effet dominos, une série de modifications dans les autres sphères et les domaines les plus divers de la superstructure (politique, idéologique, juridique, les arts et la littérature, de la pensée…). Des transformations plus ou moins profondes en fonction du rapport de force et du degré de résistance rencontré dans ces sphères de la part des partisans de l’ancien ordre, mais également en raison de la force du conservatisme (1) présent dans toutes les strates de la société tunisienne.

Et pourtant sans ces transformations profondes la révolution peut n’être qu’un espoir inachevé. Car une révolution porte en elle, nécessairement, les éléments du nouvel ordre qui doit se mettre en place en remplacement l’ancien. Parmi ces éléments il y a en tout premier lieu les hommes et les femmes, les générations, les groupes sociaux, les régions… qui ont porté d’abord la révolte et, ensuite, le processus révolutionnaire.

Ainsi en Tunisie, les grands mouvements sociaux qui ont secoué le pays depuis 2008 ont été déclenchés à partir des régions de l’intérieur du pays, et/ou par la jeunesse et notamment les jeunes diplômés chômeurs (le bassin minier de Gafsa-Redeyef, le mouvement de Ben Guerdane, Sidi Bouzid…). Bien sûr, la révolte du 17 décembre 2010 a fait tâche d’huile et a entraîné à sa suite toutes les régions du pays et de larges secteurs et catégories socioprofessionnelles (c’est lorsque les syndicalistes de l’Ugtt et les milliers de syndiqués sont descendus dans la rue, et notamment lors de la grande manifestation de Sfax, que le rapport de force a véritablement basculé).

Ce qui entraîne et impose nécessairement, à terme, un renouvellement plus ou moins profond, du personnel de tout l’appareil politico-administratif qui devra assumer les nouvelles orientations lesquelles sont porteuses des aspirations nouvelles et des besoins nouveaux en gestation déjà depuis longtemps, de manière forte lors du déclenchement de la révolte et après la révolte dans le mûrissement du processus révolutionnaire.

A suivre…

* Militant associatif.

Notes :
[1] Conservatisme qui prend même parfois un habit réactionnaire (salafiste) dès lors qu’il s’agit de mœurs, de la famille, de libertés individuelles et bien évidemment de création artistique. La subtilité (et le danger) vient du fait que ce n’est plus le pouvoir d’Etat qui censure directement. Cette tâche est, semble t-il, dévolue aux (et sous-traitée par) groupes réactionnaires présentés abusivement comme «une sensibilité du peuple» à prendre en considération.