Karim Ben Slimane écrit – Rien ne résiste, pas même le gouvernement, au train nommé salafisme dont l’entreprise de déconstruction et de dénaturation de la Tunisie ne connaît pas de limites.


A l’instar de mes semblables, je m’inquiète de plus en plus des images et des nouvelles qui nous parviennent de Tunisie. Des émirats qui poussent çà et là installant une nouvelle oligarchie de religieux sous les regards bienveillants et impuissants d’un gouvernement dont l’impéritie le rend coupable d’une Tunisie anxieuse qui ne se reconnaît plus.

Faire vivre en moi le sens de ma «tunisianité»

Rien ne résiste à ce train nommé salafisme dont l’entreprise de déconstruction et de dénaturation de la Tunisie ne connaît pas de limites. Se croyant investie d’une mission divine, cette poignée de béjaunes hirsutes ne tremble devant rien. Ivres ils sont, mais de haine. Leur entreprise est grotesque et nauséabonde. D’habitude, les exercices de nihilisme me fascinent tant ils sont intellectuellement stimulants et tant ils dérangent la quiétude mais à la seule condition que l’apesanteur historique à laquelle mène le nihilisme fasse éclater l’universel en nous.

Cependant, devant les forfaits commis et répétés contre les symboles qui unissent et définissent la Tunisie, on est forcé de constater que le projet salafiste n’est qu’une pure barbarie. Candide est celui qui croit pouvoir s’opposer à cette barbarie par l’exercice de l’esprit. Les arguments tomberont tels des flèches repoussées par le bouclier.

Mon arme sera donc l’imaginaire plutôt que l’esprit et mon univers le sens plutôt que la raison car s’il y a un territoire que les barbares ne pourront jamais franchir c’est bien notre imaginaire. Je vais donc m’employer à convoquer et à faire vivre en moi le sens de ma «tunisianité» faite de tolérance et d’amour.

Adolescent, j’ai grandi dans un quartier populaire dans une famille pieuse mais sans excès. Il faut dire que la piété dans notre quartier était plutôt l’occupation des vieux qui dans le crépuscule de leur existence renonçaient et abdiquaient de la vie de plaisir et de légèreté qui était la leur. Les jeunes de mon âge qui priaient étaient rares et souvent austères. La jeunesse dans le quartier rimait avec nonchalance et badinage. Certes il fallait que les études soient réussies car les parents veillaient au grain et que la réussite à l’école était ce qui nous garantissait notre espace de liberté.

On avait peu de moyens mais beaucoup d’imagination

Excessifs nous étions dans tout, jouer jusqu’à être éreintés, veiller jusqu’au lever du jour, nous battre jusqu’à la fêlure. On avait peu de moyens mais beaucoup d’imagination. Le samedi était le jour le plus important de la semaine, c’était le jour de saoulerie.

On passait la semaine à glaner les millimes par tous les moyens afin de cotiser pour la beuverie du samedi. Il faut dire qu’à notre âge, rien que l’odeur nous engourdissait et nos emplettes étaient donc modestes. Mais il fallait le faire car autrement on s’ennuierait à mort les samedis et on n’aurait rien à raconter de croustillant la semaine sur nos délires d’apprentis saoulards. Souvent je me faisais surprendre par ma mère en rentrant gai et joyeux et elle faisait tout pour que je retrouve le chemin du lit sans réveiller mon père.

Les vendredis la fièvre du samedi commençait à monter avec le sondage habituel de combien il fallait de bières à chacun. Baromètre de virilité, cette question était cruciale pour chacun d’entre nous. Venait ensuite le périple vers le débit de bières, on se fournissait dans un endroit unique en Tunisie chez Camelia qui tenait une officine clandestine en face de la mosquée du quartier. Les deux ensembles composaient une sorte d’impasse où on trouve à droite la mosquée fréquentée par les vieux du quartier et dont l’imam n’était autre que le directeur de l’école primaire et notre voisin mitoyen. La boutique de Camelia se trouvait au fond de l’impasse. Après la prière d’Al-Ïsha la mosquée ferme sa porte et Camelia ouvre la sienne.

Camelia était un personnage particulier, un genre de transsexuel qui aimait bien se farder, toujours de bonne humeur et souriante. Le passage chez Camélia nécessitait un exercice de camouflage que nous avons bien rodé car l’entreprise de celui qui s’enfonçait dans l’impasse était bien connue. Après les anecdotes que racontait toujours Camelia avec extase et qui nous pliaient en deux de rire, nous gagnions le toit de l’immeuble pour vider les quelques canettes de Celtia dans le rire et l’allégresse.

Je suis revenu avec un ami d’enfance dans le quartier où j’ai grandi après vingt ans d’éloignement à cause des études et d’un déménagement. La mosquée était toujours là et Camelia aussi. Elle a pris un sérieux coup de vieux mais elle est toujours aussi aimable et accorte. Autour d’une Celtia qui pleure, une image qu’on utilisait pour louer le gout de la bière nationale fraiche, nous nous sommes rappelés avec Camelia le bon vieux temps.

La mosquée est toujours là, Camélia aussi mais qu’en est-il de ma Tunisie ?