La Tunisie peut se «saoudiser», se «qatariser», «turquiniser», se «talibaniser», s’«iraniser»… La conception d’un projet de société ne se fait pas en un revers de main ou à partir d’un ensemble d’idées…
Par Monia Mouakhar Kallel*
Après des mois de silence assourdissant, vous nous êtes apparu il y a quelques jours perplexe, inquiet, indigné, «honteux», dites-vous, de venir sur un plateau de télévision pour parler encore de l’affaire de Manouba... Et comme, en ce moment, l’indignation est la chose du monde la mieux partagée, je vous livre la mienne dans l’espoir de soulager la vôtre.
Une logique victimaire et complotiste
Commençons par la question qui semble vous inquiéter le plus : pourquoi, sur les 11.000 établissements universitaires, seule La Manouba n’arrive pas à résoudre le problème du niqab et de la violence ? Votre interrogation est pure rhétorique ; vous l’avez-vous-même montré lorsque vous en êtes venu à accuser M. le Doyen auquel vous endossez l’entière responsabilité des troubles. Ce discours s’inscrit dans une logique victimaire et complotiste dont vous êtes l’un des premiers promoteurs (sur la même chaîne d’ailleurs), et que vos collègues ont amplement exploitée, au point qu’elle a perdu de son efficacité même auprès du bon peuple, «echaâb», que vous aimez prendre à témoin…
Par ailleurs, votre attaque frontale de M. le Doyen (emboîtant le pas au ministre de l’Intérieur Ali Laraâyedh), est extrêmement dangereuse. Elle finira par se retourner contre vous et contre tout le «corps» enseignant (si la métaphore signifie quelque chose pour vous). En inculpant Habib Khazdaghli, vous disculpez les vrais «criminels», ouvrez la voie à toutes les dérives, et laissez pourrir la situation…
Vous n’êtes pas sans savoir, monsieur le ministre, que l’Université tunisienne va mal, très mal, de plus en plus mal. A ses problèmes d’ordre structurel, logistique et pédagogique qui remontent à quelques décennies, s’ajoutent des difficultés qui ont commencé à paraître au lendemain du 14 janvier 2011 et qui s’aggravent de jour en jour, ce qui crée un climat de tension ininterrompue et insupportable.
Le ministre de l'Enseignement supérieur Moncef Ben Salem
Je ne suis pas aussi bien placée que vous pour donner un point de vue global, je me contente donc d’un petit descriptif de l’institution où je travaille, loin de la Manouba, mais proche d’elle par la nature des problèmes. Des étudiants radicalement divisés qui tantôt se regardent en chiens de faïence, tantôt font bloc contre les salafistes, qui guettent le moment propice pour occuper, traduit dans leur langage, «nettoyer» ou «libérer» les lieux.
Absentéisme record, apprenants désemparés, enseignants impuissants
En plus de cette turbulence intérieure, les étudiant(e)s doivent faire face à un vécu amer : difficultés matérielles, logements précaires, maltraitance et agressions quasi-quotidiennes dans les bus, les trains, les rues (certains passent la nuit dans la bibliothèque ou les salles de classe)… Je vous laisse imaginer ce qui reste pour les études : un absentéisme record, des apprenants désemparés, des enseignants impuissants, et une administration qui se débrouille comme elle peut pour assurer la continuité des enseignements.
Réalité triste et noire, aussi noire que le torchon qui a été hissé à la place du rouge drapeau tunisien. La symbolique de cet acte a été amplement commentée. J’y vois un autre sens fort : cette jeune femme qui, consternée par l’indifférence générale, se précipite pour remettre le drapeau à sa place reflète l’engagement de nos étudiants qui, en l’absence totale du gouvernement et du ministère de tutelle, veillent eux-mêmes sur l’institution sans calculs ni restriction. Ce sont eux qui protègent l’intérieur des incursions extérieures, et contrôlent les rapports de force.
Les trois ou quatre niqabées inscrites dans l’institut se heurtent à des étudiant(e)s décidé(e)s à appliquer la loi de l’égalité. Véritables soldats, tous des Kazdaghli, ils refusent de partager un cours avec des silhouettes non identifiées qui ne croient pas au partage. Cette vigilance de tous les instants est-elle la raison de l’ininterruption des enseignements en dépit des nombreuses tentatives des salafistes ?
L’acharnement sur la Manouba, l’université-mère avec ses 8.000 étudiants, serait-il un choix stratégique des salafistes avides d’image et de médiatisation ? Y aurait-il deux genres de niqabées, celles qui portent le voile librement et acceptent de se plier aux normes de l’institution et celles qui sont manipulées par des forces qui les dépassent et rejettent toute négociation ? La vérité est peut-être à chercher entre toutes ces hypothèses, non là où vous essayez de nous le faire croire, monsieur le ministre.
«Libérer» la Tunisie de la francophonie, disent-ils
Plus troublantes que ces pseudo-«lectures» (auxquelles nous ont habitués les dirigeants nahdaouis), sont les déclarations que vous avez faites sur vos prérogatives, et activités au sein du ministère. Vous nous dites que vous n’êtes pas en mesure de valider un texte (émanant du conseil scientifique) pour règlementer la vie à l’université, mais que vous avez le «devoir» de «restructurer» l’enseignement supérieur, parce que, précisez-vous, «on vous a élu pour ça». Ainsi vous avez choisi de laisser les universités et les universitaires se démener seuls (avec tous les risques que cela comporte) pour vous consacrer à un travail que vous jugez plus urgent, et dont vous «devez» rendre compte à vos supérieurs. Vous avez choisi de sacrifier l’année universitaire qui, l’histoire le dira, aura été l’une des plus faibles pour entamer une refonte du système éducatif.
Dans un pays traversé par tous les périls et tous les doutes, êtes-vous sûr du bien fondé de votre politique ? La réforme de l’enseignement peut-elle se faire en dehors d’un programme politico-social précis ?
A ce jour (quatre mois après le commencement des travaux de l’Assemblée nationale constituante) pas une ligne de la constituante n’a été écrite et le projet de société est encore flou… On sait que vous, les chefs d’Ennahdha («Renaissance») êtes décidés à «libérer» la Tunisie de la francophonie (langue, culture, «laïcité extrémiste»…), cause de sa décadence et de son déracinement. Mais, ne pensez-vous pas qu’il faut attendre et voir (comme disent les Américains) ? Tout peut arriver. La Tunisie peut se «saoudiser», se «qatariser», «turquiniser», se «talibaniser», s’«iraniser»…
L’université est battue par tous les vents, et vous, vous êtes occupé par le réaménagement de la boutique. Le jour où les Tunisiens étaient sous le choc de la profanation du drapeau, on vous voyait à la télévision en train de signer un accord avec je ne sais quelle université de je ne sais quel pays.
Le temps passe, les échéances approchent et vous désirez laisser vos marques dans ce ministère-clé ? Sauf qu’en matière de gouvernance «rien ne sert de courir ; il faut partir à point». La conception d’un enseignement (ou un projet de société) ne se fait pas en un revers de main ou à partir d’un ensemble d’idées…
* Universitaire.