Abdallah Jamoussi écrit – L’histoire et la géographie témoignent du retard essuyé par les pays qui se servent de dogmes pour avancer. Lorsqu’on sacralise la doctrine, on sacrifier le peuple.


La révolution des désespérés, des ratés, des exclus, des relégués au rang des oubliés, des morts-vivants, des rescapés des embarcations de fortune à destination de l’Italie, des incarcérés pour avoir omis de s’aligner et bénir l’autocratie, de ceux qu’on ne saurait définir que par l’expression «rejetons de la société» ; ce grand cataclysme nommé communément «Révolution» ne fut ni conspiration, ni fait isolé, mais la conséquence de la relation de cause à effet. La  preuve qu’il s’agit bien d’un phénomène est que l’acte déclencheur s’est reproduit, samedi 18 mars, à Tunis. Serions-nous en train de patiner sur place ou de reculer ? Seuls les symptômes nous le diront.

La déviation de la révolution

J’ai souvent réitéré, que la déviation de la révolution aurait de graves incidences sur le déroulement. On dira après que c’est la faute à tel ou tel bouc émissaire, mais quant à s’en tirer à bon prix, personne ne le sait. Ce sera toujours le même processus, aussi longtemps que persiste l’égocentrisme inhérent et tant que l’ordre des choses n’est pas destiné à changer.

On pourra sacrifier une ou deux générations, mais aucune force ne saura juguler la récidive du rejet. Voici, pour nous en rappeler les causes qui ont déclenché les réactions en chaîne continues, mais aussi ce qui résiste, malgré le changement des protagonistes. Les mêmes aspects retiennent l’attention ; on serait même frappé par les similitudes.

A quoi d’autre pouvait-on s’attendre, sinon à un délabrement en effet de crescendo, lorsque des jeunes ayant passé leurs vies à se tuer pour un diplôme, devront, au bout du rouleau, faire face à une odieuse structure de malversations, de népotisme inconvenant, de magouillage maquillé ou déclaré ; un contexte dans lequel, la corruption fait office d’ultime voie pour l’accès à un emploi et éventuellement pour gravir les échelons jusqu’à atteindre le panthéon !

Les poids et les mesures des nantis

Ces jeunes auraient vu, tout le long de leurs cursus, comment on privilégiait les inféodés à des tutelles politiques alignées de gré ou récupérées et de quelle manière on pouvait être appelé au service militaire (dit civil) par mesure coercitive et non pour servir la patrie. Les fils de fermiers, avaient assisté au lait de leurs vaches se déversant sur les trottoirs et les chaussées, après de vaines attentes endurées par leurs parents, devant les centres de collecte laitiers, rien que parce que des responsables insensés auraient vu bon d’importer le lait en poudre de l’étranger, au profit de l’oligarchie et de ses réseaux occultes. Bon nombre d’entre eux n’arrivent pas encore à oublier, comment le son de blé et l’orge (matière compensée par l’Etat pour venir en aide aux cultivateurs) se vendaient au marché-noir ; alors qu’on les leur avait refusés aux points de vente au rabais.

Les fils d’ouvriers, étudiants et futurs chômeurs avaient beau peiner pour rompre la chaîne et ne pas subir le sort de leurs géniteurs exploités par les détenteurs des sociétés de services, lesquelles fructifient sur leurs dos voutés. Par dessus ces supplices devenus habituels, eux qui sont jeunes et hantés par le respect de la règle, ne pouvaient comprendre les raisons pour lesquelles les petites gens subissent des dénis de justice et sont maltraités. Une fois la dent de la sagesse surgie, ils sauraient que là où il y a pauvreté, il n’y a pas de place pour la justice et l’équité. Les poids et les mesures des nantis ne concernent pas les démunis. Ce genre de dérogations est hallucinant en Tunisie. Les doléances des plaignants en larmes et en cris ne deviennent pas seulement inaudibles, après que la liasse est empochée, mais inouïes.

Cuire à petit feu où se suicider

Le réexamen de l’affaire de feu Khaled El Jibali, immolé le 17/03/2012, pourrait-il corroborer ma thèse sur la persistance de l’ancienne mentalité ? Wait and see !

Ces jeunes, dont dépend l’avenir de notre société, continuent à être annihilés ; pourvu qu’ils soient pauvres ou intègres, ils doivent passer pour rejetons et intrus ; à moins qu’ils ne se repentissent de leur crime d’avoir cru aux valeurs sociétales qu’on leur a apprises sur du papier. Les faire perdre, c’est l’avenir qui est perdu.

En visitant un quartier pauvre, il y a deux ans, je fus frappé par la déception des jeunes et par leur négativisme, à chaque fois, que le sujet de l’avenir est abordé. «La seule issue est de quitter ce pays», qu’on me dit ! Jusqu’à aujourd’hui, la donne n’a pas changé. Les espoirs qu’on leur a prodigués, sont partis dans les urnes du 23 octobre 2011. Mais, avant que cela ne soit arrivé, ils étaient déjà exaspérés de voir leur conscience ballottée entre deux déplaisirs : cuire à petit feu où se suicider. Combien de fois se sont-ils indignés d’avoir dûment obtenu des diplômes bons à errer dans les rues. Ils avaient le cœur gros à la vue de leur humanité dégradée, de leur pays spolié et de leurs proches tombés dans le besoin et scandalisés. Ayant atteint l’extrême limite du désert de la désespérance, ils se sont résolus à faire de la mort leur emblème. Face à une oligarchie impassible juchée sur le piton, non moins dépravée que ses sbires avides et aliénés, ces jeunes décidés d’éclairer cette nuit inhumaine au ciel lourd, sans éclair, en faisant de leurs corps des bougies.

Vaincre la loi du silence, percer les ténèbres, afin que même les linceuls qui ensevelissent les cadavres animés craquent et que jaillissent des yeux des momies des ruisseaux de larmes. Et pourtant, rien n’a changé ; pour ne pas dire qu’on va de mal en pis !

Le système craque, mais ne cède pas

17 décembre 2010, sur la place du marché d’un univers, longtemps oublié et le long duquel se profile une cordelière de montagnes témoins d’une lutte armée pour l’indépendance, témoins d’une bataille décisive de blindés entre les forces alliées et les forces de l’axe et dont on a perdu le souvenir*, un jeune s’immole en pleine foule, afin qu’on s’en rappelle. Son flambeau fera, bientôt, le tour du monde. La Tunisie ébranlée sort de son mutisme. En pleine nuit, les gens répondent à l’appel et défilent pour mettre fin au règne d’une pègre. Délogés de leurs turnes par les bourrasques de «Dégage !», les mains sales chargent et tirent. On ne dénombre plus les victimes… Le masque du système craque, mais ne cède pas.

Une année plus tard, ceux qui n’ont même pas été témoins de ce qui s’est passé se relayent à un gouvernement formé de technocrates. Eux aussi sont provisoires, ceux qui devront les suivre ne le seront pas moins. La révolution s’atténue, sa flamme ne diffuse plus qu’une lueur pâle qui se réfracte sur les sillons des visages sculptés par la déception.

Les gens ont voté pour l’équité, pour la dignité, pour la transparence, pour la fin de la dictature et en contrepartie, on leur a donné du fils à retors à les occuper, au lieu de les entreprendre sans avoir à hypothéquer leur volonté ou à les endoctriner. Le comportement de certains partis politiques vis-à-vis de leur fragilité fut de mauvais augure. – L’avenir sera plus éloquent que moi, à ce sujet. Alors que ces jeunes souffrent d’anxiété, on leur a offert comme régal une randonnée, non moins scabreuse, dans les labyrinthes des questions sans réponses sur le paradoxe ontologique du genre : «Qui le premier a donné naissance au deuxième : l’œuf ou la poule ?» Et c’est selon ce schéma qu’on va édifier un système de cognition et de raisonnement pour établir des principes généraux de la constitution. C’est pour dire, combien il est polyvalent, ce générateur de l’excentricité. De l’identité qui ne souffre de rien, mais qu’il a fallu opérer pour transplantation d’un produit conçu pour être utilisé coûte que coûte, à la charia conçue pour assujettir les peuples à la tutelle du souverain par l’usage du sacré et dont l’ultime but est d’abolir le droit citoyen à la démocratie et à la participation responsable à la vie sociétale, afin que soit mis fin à la misère qui découle de ces régimes qui bouffent tout sans rien laisser à leurs peuples, déjà dépouillés.

On sacralise la doctrine et on sacrifie le peuple

Pour ceux qui ne le savent pas, aussi bien l’histoire que la géographie, toutes deux témoignent du retard essuyé par les pays qui se servent de dogmes pour avancer. Lorsqu’on sacralise la doctrine, on s’investit entièrement pour sa survie, quitte à sacrifier le peuple.

Cette obédience à la doctrine n’a fait que surexploiter les maillons faibles de la société, au profit de ceux qui les gouvernent au nom de l’équité. Il y a une différence entre ce qu’on entend par religion et ce qui se pratique au quotidien sur le vif. Le produit de l’être humain n’a rien de sacré, de définitif et d’absolu. Notre lecture du Coran est encore latérale, décousue et jusque-là tâtonnante et qui sait si elle est probante et avérée. Nous ne faisons qu’extrapoler et de nous lire à travers le Coran. Je suis sûr que la sourate «El Kahf» (la Grotte) apprendra beaucoup à nos idéologues islamistes sur ce qu’ils veulent nous imposer, et en particulier en matière de pédagogie. J’en dirais peut-être plus à ce sujet, sans trop tarder.

*Cet endroit se situe à El Karma, localité à Maknassy. Karma veut dire : «la mort» chez les Hindous. Les mots et les dates devraient receler un secret.