Des Tunisiens et Tunisiennes à l’étranger demandent à Ennahdha de cesser d’entretenir l’ambigüité et de clarifier publiquement sa position concernant les salafistes.
Mesdames, Messieurs,
Nous, Tunisien(ne)s vivant à l’étranger, militant(e)s associatif(ve)s, acteurs et actrices de terrain au sein de l’immigration, intellectuel(le)s…, vous adressons cette lettre ouverte et attirons votre attention sur les préoccupations qui sont les nôtres.
La Tunisie est aujourd’hui à la croisée des chemins et les Tunisien(ne)s vont devoir choisir le destin qui sera le leur et qui engage celui des générations futures. La révolution du 17 décembre-14 janvier a clairement exprimé les aspirations profondes de la jeunesse, des femmes, des travailleurs que sont la liberté, la dignité, le travail, la justice sociale, l’égalité entre les hommes et les femmes, et l’équilibre entre les régions.
Ces aspirations doivent maintenant trouver une traduction effective dans le contenu de la nouvelle constitution. C’est le sens de l’élection qui a eu lieu le 23 octobre 2011 et qui a donné la légitimité aux élu(e)s de l’Assemblée nationale constituante pour réaliser cette tâche. Cette légitimité ne saurait, donc, être en déphasage ou en contradiction avec les aspirations profondes exprimées durant la révolution et pour lesquelles plusieurs centaines de tunisien(ne)s ont donné leurs vies. Les élections ont été un moment, important certes, mais un moment seulement, du processus de transition vers la démocratie et la liberté. Oublier cela reviendrait à s’en éloigner. Et vous le savez très bien ! Du moins il faut l’espérer.
D’ailleurs, vous n’avez eu de cesse, ces dernières années et surtout depuis le 14 janvier 2011 et durant la campagne électorale, d’affirmer que votre parti était un mouvement politique civil, que vous étiez respectueux des libertés, des droits humains et bien-sûr de la démocratie. Que vous agissiez pour donner au pays une constitution et un régime politique civils ! Cette conception du «vivre ensemble» est partagée par l’immense majorité des Tunisien(ne)s et des mouvements politiques et/ou de la société civile. Elle constitue même un des fondements qui font consensus dans le pays et c’est une très bonne chose. Et, encore une fois, vous n’êtes pas sans le savoir.
Or nous sommes – vous êtes – témoins, depuis des mois maintenant, d’une dérive pour le moins inquiétante, voire d’un climat quasi-terroriste, qui est en contradiction avec cette conception. Cette dérive, qui se réclame ouvertement des diverses mouvances salafistes voire jihadistes, cherche à imposer au pays une autre orientation et, qui plus est, avec des méthodes de plus en plus violentes, étrangères à notre culture et à nos traditions politiques. Etrangères surtout au regard du projet de société qu’attend la grande majorité du pays, de la part des responsables gouvernementaux et plus largement de son élite, après la révolution. Nous ne sommes évidemment pas contre le fait et le droit de manifester tant que cela reste dans le cadre de l’action politique et pacifique et dans le respect de la loi.
Le silence assourdissant des responsables de votre mouvement face à cette dérive et à ce climat nous inquiète à plus d’un titre. Les journalistes, les intellectuels, les artistes, les syndicalistes, les femmes… sont de plus en plus, au vu et au su de tous, la cible d’actes inadmissibles. Pire, alors même que des journalistes sont poursuivis et même incarcérés, les auteurs de ces actes n’ont, à aucun moment, été eux inquiétés. Si les autorités mettent (abusivement) en avant l’indépendance de la justice pour ne rien faire, nous ne comprenons pas le silence des responsables du parti du mouvement Ennahdha.
Non moins inquiétante est la tournure des derniers évènements où de nombreuses associations islamiques, côte-à-côte avec les salafistes, appellent ouvertement à des manifestations de rue pour exiger (pour imposer ?) que la chariâ soit inscrite comme la source principale voire même unique de législation dans la nouvelle constitution ! Or cette réclamation est le fait d’une minorité de Tunisien(ne)s, alors même que personne n’a intérêt à envenimer encore davantage le climat déjà délétère. Ceci se situe aux antipodes de vos plus ou moins récentes prises de position au cours des dernières années, et notamment lors de la campagne pour l’élection de l’Anc, votre attachement à un Etat civil. D’où notre incompréhension de votre silence.
Nous pensons pour notre part que ce silence, s’il se poursuivait, risquerait alors d’apparaître comme une véritable complicité, confirmant ainsi votre recours au double langage, entretenant évidemment encore plus ce climat délétère et cela ne pourrait qu’engendrer toujours plus de dangers pour le pays. Et vous le savez très bien !
Nous Tunisien(ne)s vivants à l’étranger, qui avons lutté contre l’ancien régime, pour le respect des droits humains et pour une Tunisie démocratique, libre et plurielle, vous demandons instamment, en votre qualité de parti au pouvoir, de cesser d’entretenir cette ambigüité, de clarifier et de réaffirmer publiquement votre position concernant toutes ces questions décisives pour l’avenir de notre pays.
Paris le 18 Mars 2012
Premiers Signataires :
Hichem Abdessamad : historien ;
Khaled Abichou : formateur, militant associatif ;
Hafedh Affes : enseignant, militant associatif ;
Houcine Bardi : avocat, défenseur des droits humains ;
Souhayr Belhassen : militante tunisienne pour la défense des droits humains ;
Mohamed Benhenda : militant associatif à Genève ;
Tarek Benhiba : militant associatif ;
Mohamed Ben Said : médecin, défenseur des droits humains ;
Sophie Bessis : économiste, défenseur des droits humains ;
Mohamed Bhar : musicien ;
Abderrazek Bouaziz : militant associatif ;
Mouhieddine Cherbib : défenseur des droits humains ;
Amor Cherni : philosophe ;
Mohsen Dridi : militant associatif ;
Mohamed Lakhdhar Ellala : militant associatif ;
Chedly Elloumi : artiste sculpteur, militant associatif ;
Mohamed Cherif Ferjani : professeur à Lyon 2 ;
Mrad Ghadhoumi : militant associatif ;
Kamel Ghali : poète ;
Mohamed Hamrouni : militant associatif ;
Nacer Jalloul : militant associatif et des droits humains-Paris ;
Jamel Jani : Association des droits de la personne au Maghreb-Canada ;
Hédi Jilani : libraire, militant associatif ;
Mohamed Mansar : militant associatif ;
Jalel Matri : militant associatif-Genève ;
Najet Mizouni : juriste, militante associative ;
Taher Moez : militant associatif ;
Behija Ouezini : militante associative ;
Fethi Tlili : militant associatif…