Les habitants des régions côtières se disputent les attributs du pouvoir et en arrivent à oublier parfois leurs concitoyens des régions marginalisées de l’intérieur, pris par un combat quotidien contre la précarité.
Par Abderrazak Lejri*
Il n’y a pas qu’un antagonisme sociétal entre les modernistes et les islamistes depuis la révolution du 14 janvier 2011. Les Tunisiens vivent réellement dans deux pays différents depuis cette date: celui d’une élite politisée et à l’abri des besoins matériels à la capitale et au Sahel se disputant les attributs du pouvoir transitoire et à venir, et l’autre, celui des régions marginalisées de l’intérieur davantage préoccupé par un combat quotidien contre la précarité.
Sous-alimentation et chômage: les entants du bassin minier manifestent.
Ayant séjourné le weekend du 9 avril à Gafsa bien que résident à Tunis, j’ai été saisi par le différentiel d’agenda dans les préoccupations des populations de l’intérieur par rapport à celles de l’élite: querelles politiciennes quant aux libertés, à la constitution, et débats sur les récentes violences inqualifiables de la police et des milices à l’avenue Bourguiba contre de paisibles manifestants commémorant la fête des martyrs (c’est la liberté qui a été ajoutée à la liste des «martyrs» ce jour-là).
Quand les manifestants de tout bord se faisaient tabasser pour avoir enfreint une disposition interdisant les rassemblements à l’avenue Bourguiba, la majorité des citoyens du chef-lieu du bassin minier étaient partagés entre trois franges:
- les irréductibles nahdhaouis prenaient fait et cause pour le ministre de l’Intérieur et justifiaient inconditionnellement sa décision d’interdire toute manifestation sur l’avenue qui est devenue le symbole de la révolution et des martyrs;
- les Rcdistes – car beaucoup de structures ne sont pas encore assainies des sbires du pouvoir déchu – buvaient du petit lait pour signifier: voilà ce qui vous attend pour avoir dissous le Rassemblement constitutionnel démocratique (Rcd, ex-parti du régime Ben Ali) en le remplaçant par Ennahdha, qui n’est qu’un Rcd au carré, galvanisés qu’ils sont après que les dérives de la «troïka» (la coalition tripartite au pouvoir conduite par les islamistes d’Ennahdha) aient favorisé leur résurgence sur la scène publique à Monastir;
- ceux focalisés sur les problèmes existentiels que vivaient la région concomitamment aux évènements de Tunis suite à l’annonce des premiers résultats d’embauche de la Compagnie des phosphates de Gafsa (Cpg) à Mdhilla et les troubles qui l’ont suivie dans d’autres localités environnantes.
"Les diplômés d'Oum Larayes attachés à leur droit à l'emploi", dit la bannière.
La Cpg fait perdre du temps et de l’argent au pays et au bassin minier
Nous ne reviendrons par sur le raté d’organisation des concours de recrutement de la Cpg, qui est à l’origine des troubles et blocages ayant occasionné un manque à gagner de 800 millions de dinars (les bénéfices de l’exercice s’étant réduits à 200 millions malgré un cours mondial exceptionnellement favorable), sans parler des effets collatéraux en matière d’insécurité et de pertes humaines (en 2011, la Cpg n’ a produit que 2,5 millions de tonnes de phosphate sur les 8,5 Mt prévus).
Les causes sont imputables essentiellement à la non autonomie des décisions d’une direction générale castrée, localisée à Tunis et paralysée par la tutelle de plusieurs ministères, illustrant le drame de toutes les sociétés nationales. Par comparaison, le président de l’Office chérifien des phosphates (Ocp) au Maroc ne requiert l’approbation d’aucun ministre pour embaucher des milliers de personnes ou pour engager des centaines de millions d’euros!
Pour rappel, les 2.500 agents d’exécution sélectionnés pour être embauchés sont identifiés depuis 2007 pour remplacer les partants et répondre aux stricts besoins nouveaux et ne représentent pas un effort exceptionnel ou récent lié à la révolution.
Un simple calcul montre que les pertes auraient pu absorber le coût salarial de 20 ans de l’effectif embauché.
Les leçons à tirer du succès du processus à Mdhilla
Cette fois-ci la Cpg a rectifié le tir en s’appuyant sur l’avis des composantes de la société civile locale et a eu le doigté de procéder aux annonces progressives à Mdhilla, qui seront suivies par celles d’Oum Larayes, Redeyef puis Métlaoui, et s’est préparée au plan sécuritaire pour éviter un embrasement de tout le bassin minier.
Le nouveau gouverneur de Gafsa – nommé unilatéralement par le parti Ennahdha – a eu l’intelligence de favoriser le dialogue direct et d’annoncer d’abord la liste des non-retenus à l’embauche qui ont accepté leur sort en défilant tout de même pacifiquement dans les ruelles de la localité de Mdhilla pour signaler qu’ils ne doivent pas être oubliés.
Cette annonce du premier recrutement garantissant une carrière à quelques 500 personnes s’est traduite par des scènes de liesse sachant que les embauchés tiennent le rôle de chefs de famille dont les postes vont générer des revenus décents, ce qui n’a pas manqué d’avoir déjà un effet apaisant sur un climat social tendu depuis longtemps. Ceci va en outre dynamiser l’économie de proximité grâce au pouvoir d’achat enfin acquis.
Nous espérons tous que les annonces dans les autres centres se passeront dans la sérénité.
La leçon à tirer de cela est que les populations sont capables d’intégrer les limites des possibilités économiques pour peu qu’elles ne soient pas bernées par des promesses chimériques, d’interminables tergiversations ou subissent des passe-droits flagrants.
Les jeunes du bassin minier en sit-in.
Le sempiternel problème des agents dits de «l’environnement»
Pour ne pas perturber ce calme précaire, le problème des agents de l’environnement doit être pris à bras-le-corps car il représente toujours un facteur déstabilisant.
Nous savons tous comment le terme «Environnement» a été galvaudé par l’ancien régime et instrumentalisé par Mahdi Mlika, le neveu du président déchu, dans une vaste nébuleuse de corruption, l’enjeu primordial de cette problématique sur les plans économique et de la santé étant réduits aux boulevards de l’environnement, aux espaces verts dans les ronds-points fleuris chèrement facturés par des sociétés de sous-traitance sous contrôle, et la mascotte Labib de toute laideur.
Les 1.400 postes créés et autant prévus sont normalement dédiés aux agents non qualifiés («hadhayer» ou chantiers) dans le cadre d’une fuite en avant pour calmer le jeu en dehors des structures officielles de la Cpg et du Groupe chimique tunisien (Gct).
Or tout le monde sait que la majorité de ces agents émargent indument à des salaires moyens de plus de 400 dinars en refusant toute procédure de pointage (car ils vaquent en même temps à d’autres activités) et sont par ailleurs bouchers, taximen, coiffeurs, voire fonctionnaires (des infirmiers de la santé publique ont été identifiés dans ce cadre) et bénéficient au détriment des véritables chômeurs d’un complément de revenus aux frais de la communauté quand des laissés-pour-compte ne disposent pas d’un revenu principal.
Ces petits malins comprenant les trafiquants de tout bord et des imposteurs véreux ont le culot de réclamer, en plus d’autres avantages, d’être confirmés au sein de la Cpg et une couverture sociale et viennent d’être instrumentalisés –notamment par l’Union tunisienne du travail (Utt) – pour organiser un sit-in mardi dernier devant le gouvernorat de Gafsa.
Autant le gouvernement doit éprouver de la compréhension pour les véritables chômeurs, autant il n’est pas excusable de ne pas sévir avec la sévérité requise contre cette mafia opportuniste.
L’enjeu de l’environnement n’est pas sémantique mais bien réel dans tout bassin minier ayant des implications sur la problématique de l’eau, facteur ô combien sensible en cas de présence d’oasis comme à Gabès, Gafsa et Nefta-Tozeur.
Dans le cas du Maroc, l’Ocp a planifié l’aménagement d’une mine verte (ville écologique) de 350 hectares avec un investissement de 440 millions d’euros*.
Il faut que le gouvernement prenne l’initiative de monter une véritable entité structurée avec un siège et un staff de gestion en bonne et due forme et intégrer, parmi l’effectif, les agents actuels après une sélection drastique. Cette entité aura mille possibilités de facturer ses services notamment de reboisement et en créant un véritable processus de récupération et de traitement de tous les déchets liquides et solides du groupe (Huiles, Caoutchouc, Ferraille, etc..) facilement facturables comme combustibles aux unités industrielles permettant à moyen terme de muter d’un centre de coût uniquement vers un centre de profit viable et pérenne.
Les femmes de Gafsa manifestent pour l'emploi.
La liberté de s’assumer économiquement
La région de Gafsa dont les populations ne sont pas moins vigilantes quant aux droits à la liberté – à côté de la justice et de la dignité – ayant été le bastion de la lutte pour l’indépendance et comptant d’innombrables patriotes et martyrs tels que Hocine Bouzaiane, Ahmed Tlili et Lazhar Chraïti a commémoré à sa manière la fête des martyrs en célébrant les funérailles de leur fils Omrane Mkaddemi –martyr de la cause palestinienne dont la dépouille rapatriée du Liban repose, après 28 ans, dans le carré familial Sidi Mkaddem.
Cependant, il est bon de rappeler au gouvernement, aux partis et aux élus à l’Assemblée nationale constituante (Anc) qu’au-delà de l’impérieuse mission d’élaborer la constitution et des querelles de clocher quant aux postes et privilèges que confère le pouvoir, le chômage des jeunes diplômés a été le moteur principal de la révolution du 14 Janvier et son éradication doit être une priorité absolue et le fil conducteur de tout plan d’action.
Il est compréhensible d’intégrer les mouvements de protestation dans toutes les localités marginalisées comme à El Guetar (réclamant l’implantation d’une cimenterie promise officiellement) et Menzal Bouzayene (par où transitent les trains transportant le phosphate), Zanouch et récemment Sidi Aich (réclamant le statut de municipalité), tout en n’étant pas des centres, réclament leurs droits au travail et au développement.
D’aucuns trouvent choquant que Sidi Bouzid réclame un centre hospitalo-universitaire (Chu) – quand la tromperie était érigée en morale politique – alors que ce qui est choquant c’est de constater que les 21 Chu tunisiens se concentrent exclusivement dans la capitale et sur le littoral; quant à l’unique hôpital de Gafsa – héritage de la période coloniale – gratifié un moment d’une plaque «Chu» a retrouvé par décence, depuis, son modeste statut d’hôpital régional.
Les innombrables évènements politiques et socio-économiques survenus depuis la révolution ne doivent pas nous faire perdre de vue que Bouazizi s’est immolé par le feu un certain 17 décembre 2010 suite à la spoliation sous la contrainte de son outil de travail et que les soulèvements de Redeyef pour réclamer le droit au travail culminant un certain 5 décembre 2008 ont été les facteurs déclencheurs de la chute du régime dictatorial de Ben Ali.
** ‘‘L’Express’’ du 19/01/2012: «Maroc: le nouvel âge d’or des phosphates».