«J’attends ‘‘khouya’’ Moslem pour nous immoler», dit Tarek. «Laissez moi, je veux mourir, je ne veux plus de cette vie, je veux en finir, je ne veux plus de vous», dit Moslem.
Par Dr Lilia Bouguira
Je n’ai plus de pensée ni de mot. Je roule au rythme de ma peur. Du côté de la fontaine sur la grande place du Bardo, j’aperçois la voiturette de fortune de Tarek Dziri, sa maman est à côté.
Je fonce vers lui. Il me reconnait, commence à tergiverser. J’essaie de le calmer. Je lui dis que cela va aller, que ce sera bientôt fini. Mais lorsqu’il m’a dit: «J’attends ‘‘khouya’’ Moslem pour nous immoler», j’ai vacillé. J’ai senti en cette terrible fraction combien j’étais, avec toute ma science et mon aisance, inutile et pauvre.
J’ai senti combien cet homme amoindri, blessé dans son amour propre, par notre négligence et notre dédain, était grand.
J’ai senti combien cet homme est fort, lui l’invalide dans ses couches, abîmé par notre ingratitude, se battant à chaque instant contre la vie et la mort, tel un vaillant, parce que ses peaux saignent et que les escarres rongent dans la chair et rendent toute position impossible et atrocement douloureuse.
Il n’y a pas pire que le déclin, la maladie et l’impuissance et lorsque nous nous réveillons à chaque matin au complet de nos organes de nos sens de nos aptitudes, nous devons nous estimer plus qu’heureux et un droit de regard à ces jeunes estropiés pour notre libération n’est plus un geste de luxe mais une obligation une imposition un devoir.
Moslem arrive dans un taxi. J’entends encore ses cris me percer le cœur lorsqu’il hurle: «Laissez moi, je veux mourir, je ne veux plus de cette vie, je veux en finir, je ne veux plus de vous, je vous ai tout donné, mais vous, voilà comment vous me récompensez, regardez ma jambe, je veux qu’on me la coupe, je veux mourir». Et il éclate en sanglot.
Je n’ai pas de mot.
Je lui chuchote, meurtrie, encore un truc à la con: que cela va aller, que nous ne lâcherons pas, que nous sommes là pour lui, pour eux, que cela est fini...
Devant la constituante, il y a plein de badauds mais il y a aussi des pervers et des salauds, des gens qui grattent dans la douleur des autres, dans la misère des hommes amoindris, pour en faire leur fond de commerce; et par là je m’adresse à tous les partis qui sont crapuleux et indignes parce qu’ils continuent à faire des blessés de la révolution leur gagne-pain.
Yamina Zoglami, présidente à la constituante de la commission des blessés de la révolution, est présente, elle appelle une ambulance, tente une pudeur, me souffle de la suivre et nous partons encore vers le ministère des Droits de l’homme.
Je n’ai que des mauvais souvenirs de ce ministère. D’ailleurs, il est aussi froid qu’un cimetière. Des chants, des larmes, des frustrations, des gosses en pleine ébullition et un meurtre de nos rêves de liberté par des mains sales et non encore lavées de bien d’autres délits.
Comme d’habitude, ma mission s’arrête à la porte du «sultan», mon égo n’en est pas touché. J’en arrive à bien rire avec mes amis restés avec nous dans le salon de ce cimetière ministère, l’inverse est aussi vrai.
Les deux garçons sont entendus chez Dilou pendant plus de trois heures. Des consignes sont enfin données pour qu’ils soient transférés dans une clinique privée où des soins de qualité leur seront donnés en attendant leur transfert à l’étranger dans les jours qui suivent.
Un sentiment de bien-être, de plaisir et de réussite me remplit. Je me sentais enfin libérée et capable de me poser enfin, non pas encore, pas tout à fait.
Je ne suis ni ange ni démon, ni trop tendre ni trop plate, ni aphaque ni autiste, mais je pense que le silence des agneaux a été levé depuis un quatorze janvier 2011 et que depuis je ne serai plus la brebis que j’ai toujours été.
PS: j’ai appelé les gosses tout à l’heure à la clinique Saint-augustin. Ils éructent la joie de vivre. Ils jouent à monter et descendre dans l’ascenseur, me disent-ils en riant. Wallah d’éternels enfants!
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