Ils portent le même prénom, se présentent comme des érudits de la science coranique et chacun à sa façon, à des degrés très disproportionnels, possède une influence sur l’opinion publique. Pourtant tant de choses les séparent.

Par Karim Ben Slimane


Le premier est Egyptien, porte le patronyme de Qaradhawi, préside l’Union internationale des oulémas musulmans, fréquente le prince qatari et officie à Al-Jazira depuis sa création.

Le match qui n’a pas eu lieu

Le second, Youssef Seddik de son nom complet, est Tunisien, peu connu avant la révolution, philosophe, immigré en France et proche d’un certain Hakim El Karoui, le co-fondateur et instigateur du très sélect Club 21e siècle. Autant dire qu’en plus de se prévaloir d’une érudition dans la science coranique, les deux Youssef ne mélangent pas les râteliers.

Seddik vient de défier Qaradhawi, en visite de courtoise chez ses amis d’Ennahdha, dans une joute oratoire sur le statut et le rôle du savant musulman aujourd’hui. Qaradhawi s’est débiné arguant un agenda très chargé; ce qui n’a pas empêché Seddik dans un entretien donné à ‘‘Nawaat.org’’ de charger violemment son adversaire en le traitant d’ignare.

J’ai la fâcheuse habitude d’être inquiété par les épiphénomènes et de faire peu de cas des vacarmes et des fracas des grands événements. Décortiquer les épiphénomènes est un exercice qui exige l’effort de la démonstration qui fait jaillir la connaissance alors que les grands événements plus ils résonnent fort plus ils interpellent nos sentiments, nous contraignent à s’indigner et à verser dans le pathos.

Le match qui n’a pas eu lieu entre les deux Youssef est une occasion pour aborder et réfléchir sur le sujet des enjeux épistémologiques (le mode de production de la science) dans le discours religieux en islam et par ricochet de réfléchir sur le statut et la légitimité du savant musulman (Al-Âlim, celui qui possède la connaissance).

Sur des voies complètement parallèles

Les deux hommes ont deux parcours différents. Qaradhawi est diplômé d’Al Azhar où il a reçu un enseignement traditionnel; ce qui ne l’a pas empêché dans les limites convenues de l’orthodoxie d’être un rénovateur avec une souplesse dans les interprétations qui lui a valu sa célébrité cathodique. Il est aussi à noter que l’exégète est un hanafite, une doctrine sunnite réputée par sa souplesse. Il a été professeur de théologie dans de nombreux établissements et auteur de nombreux livres dont le plus célèbre reste ‘‘Al-halal Wa Al-haram’’ (Le licite et l’illicite). Dans sa jeunesse il a aussi fait partie des Frères Musulmans.

Seddik est, quant à lui, un produit de l’enseignement moderne. Il a étudié la philosophie, l’histoire et la linguistique dans les universités françaises et a travaillé comme journaliste et enseignant de philosophie.

Les deux hommes ne sont donc pas entrés par la même porte à la science coranique et à la réflexion dans l’islam. C’est sans doute ce chemin ou encore cette formation intellectuelle initiale qui les place sur des voies complètement parallèles.

L’épistémologie face à l’exégèse

Deux points jalonnent cette réflexion sur ce qui sépare Seddik et Qaradhawi. Le premier point est d’ordre épistémologique et a trait au processus de production et d’extraction de la vérité scientifique du Coran. Sur cet aspect Qaradhawi incarne l’école de l’exégèse traditionnaliste. La boite à outils de cette école comprend essentiellement la linguistique et la grammaire de la langue arabe qui servent à interpréter le Coran. Les interprétations se nourrissent aussi de la science du hadith qui hiérarchise les hadiths selon le degré de confiance qu’on peut leur accorder. Les quatre écoles du sunnisme fournissent par la suite des règles et des principes de base pour l’exégèse. Les tenants de l’exégèse peuvent donc être qualifiés d’hommes d’un seul livre. Le Coran et les hadiths, à un degré moindre, constituent leurs deux et seuls bréviaires.

Seddik appartient à une deuxième école qui a bien prospéré dans l’université tunisienne et qui prône le croisement et la fertilisation de la science coranique avec la philosophie et les sciences humaines essentiellement l’Histoire et l’anthropologie. La pensée de Mahmoud Messaâdi, qui a introduit l’existentialisme dans l’islam, n’est pas étrangère à la fondation de cette école incarnée aujourd’hui par Mohammed Talbi, Abdelmajid Charfi, Hichem Djaït et leurs épigones. Dans cette école, le courant empiriste qui prône les fouilles archéologiques et la confrontation des sources est en rupture totale avec la tradition uniquement interprétative de l’exégèse ou celle purement spéculative des philosophes. Autant dire que les divergences entre les deux écoles auxquelles appartiennent les deux Youssef sont de taille.

Dans son livre ‘‘Les libertés générales dans l’Etat islamique’’, Rached Ghannouchi dénonce l’égarement et la déroute des intellectuels qui prennent le chemin des sciences humaines pour comprendre le Coran. Ce mélange des genres ne permet pas selon le cheikh Ghanouchi de saisir le message du Coran car il ne présuppose pas l’acte de foi que fait l’exégète traditionnaliste et ne présuppose pas non plus le rapport de soumission inconditionnelle à Dieu.

Ainsi alors que Seddik appartient à une école qui prône la rigueur, la neutralité du penseur animé par le doute, Qaradhawi lui oppose la foi transcendante et la communion de l’exégète avec Dieu.

Deux visions opposées de la science et de l’homme

Les deux hommes ne sont pas d’accord sur un deuxième point tout aussi important que le débat épistémologique, il s’agit du statut du savant musulman dans la société. Si Qaradhawi peut se prévaloir de son diplôme d’Al Azhar pour assoir sa légitimité de savant en Islam; Seddik aura sans doute du mal à se légitimer auprès des masses. Ainsi, pour Qaradhawi le savant en islam jouit de droit d’un statut et d’une position dans le champ religieux et social pour parler de l’islam et d’en imposer ainsi en quelque sorte sa vision. Ceci revient donc à justifier et à légitimer le principe de la tutelle du savant en islam sur l’esprit du musulman.

D’un point de vue sociologique ceci prend la forme d’une professionnalisation du champ religieux qui devient régi par le principe d’expertise et par la légitimité du diplôme. Du même que le médecin pratique la médecine à l’exclusion de tous ceux qui n’ont pas le diplôme de médecine, le savant en islam parle de l’islam à l’exclusion de tous ceux qui n’ont pas de diplôme en théologie c’est-à-dire l’ensemble des musulmans.

La professionnalisation du champ religieux est une forme de cléricalisme qui ne dit pas son nom. Il y a donc dans la pensée de Seddik un syncrétisme avec la philosophie des lumières qui a œuvré à émanciper l’esprit de l’homme de toutes formes de tutelle et c’est en cela qu’elle est profondément humaniste.

A travers ces lignes où Yousef Seddik et Youssef Qaradhawi sont renvoyés dos à dos, ce sont en réalité deux visions de la science et de l’homme qui s’opposent. Même si le match Seddik versus Qaradhawi n’aura pas lieu, nous ne devons pas nous faire l’économie de ces réflexions car l’enjeu est grand.

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