Qui de l’inquisiteur, de l’offusqué et du roublard va rafler la mise d’une révolution tunisienne qui avance cahin-caha dans l’horreur d’un vide d’où le pire pourrait toujours advenir?
Par Hédi Sraieb*
Le cheminement de la révolution est pour le moins bien étrange, il réservera encore bien des surprises. Cette parenthèse ouverte, il y a déjà plus d’un an, est loin de s’être refermée. Mais il est vrai aussi, qu’à l’euphorie des tous premiers mois où l’impossible devenait possible, a succédé une grande incertitude, une résurgence des peurs réelles comme fantasmées sur fond de violences et de tensions excessives. Les toutes dernières semaines augurent-elles de troubles encore plus graves? D’aucuns parle déjà de risque de guerre civile!
Prendre la mesure exacte de la situation
De fait, ce qui frappe, c’est l’omniprésence du modèle sociétal dans le débat politique, reléguant aux oubliettes les vraies questions posées par la révolution: celle de nouvelles conditions matérielles d’existence, celle de la richesse et de son partage.
N’en déplaise à certains, la précarité et les difficultés de vie quotidienne se sont sensiblement accrues récemment. L’inflation a fait un retour en force laminant un peu plus encore le pouvoir d’achat des plus défavorisées, mais aussi désormais celui des couches moyennes. Le chômage déjà insupportable pourrait lui aussi –avec la sortie du système scolaire au mois de juin de près 80.000 jeunes –, connaître une poussée dramatique. L’insécurité gagne du terrain.
Alors une question se pose: qui pourrait avoir intérêt à ce que la crise sociale devienne exaspérante et intenable? Je ne me hasarderais pas à formuler une réponse claire, fusse-t-elle fondée, en vogue dans notre pays, sur une nouvelle théorie conspirationiste ou complotiste mise au goût du jour.
Tout juste peut-on se poser une question subsidiaire: les forces en présence ont-elles pris la pleine et exacte mesure de la situation? Pas si sûr. Les uns comme les autres continuent d’ignorer cette crise sociale, sans aucun doute par profonde méconnaissance des réalités économiques et sociales. Il y a de fait, un déni de réalité, un évitement des vraies questions.
Cependant, l’Histoire enseigne que les régimes autoritaires surgissent toujours à la suite de crise profonde. Et si la nôtre se rapproche dangereusement de son paroxysme, alors on est en droit de s’interroger sur les jeux de pouvoir auxquels se livrent donc les forces en présence, toutes ayant en ligne de mire les prochaines élections.
On ne touche à rien, on ne fâche personne…
Le calcul étant une vertu cardinale des politiques, et la tactique son moyen, chacun des camps semble fourbir ses armes. La majorité pour le moins composite et instable s’échine à convaincre qu’elle s’est emparée des problèmes, qu’elle y apporte des solutions. Revêtant les habits de la fonction gouvernementale – pas moins de 80 personnes ayant rang de ministres –, elle tente d’accréditer l’idée qu’elle est la garante du redressement.
La «troïka» (coalition tripartite gouvernementale dominée par le parti islamiste Ennahdha) a bricolé, en toute hâte, une réponse inadaptée, empreinte de mimétisme de l’ancien régime, bien en-deçà des attentes. Le modus vivendi ou plus petit commun dénominateur étant: on ne touche à rien, on ne fâche personne, on n’hypothèque pas l’avenir. Ainsi, chacune de ses composantes tente de mettre en ordre de marche pour les prochaines échéances.
Ettakatol, parti de gauche, membre de l’Internationale socialiste, et le CpR, syncrétisme de souverainistes, de nationalistes, et de pan-arabistes socialisants, tous deux jouant leur partition de l’unité nationale, tout en cherchant à se préserver d’un éventuel coup de force du mouvement islamiste sermonnaire et inquisitoire, accessoirement ultralibéral.
Plus généralement, la recomposition autour d’une possible alternance, tant espérée reste à l’état embryonnaire. Une large fraction de l’opinion assiste médusée et désemparée à cet affligeant spectacle des querelles de chapelles et d’égos quand elles ne sont pas intestines. Pitoyable tableau d’autant plus étonnant, que tous s’offusquent des atteintes aux libertés, et de ce climat délétère d’insécurité et de violences, mais sans véritable contre-proposition.
Alors il se pourrait fort bien – la politique ayant horreur du vide –, qu’une mauvaise surprise attende lesdits démocrates progressistes, aujourd’hui offusqués, au bout des nouvelles élections. Ils pourraient bien, dit le bon sens populaire, se retrouver «Grosjean comme devant»: espérance d’alternance défaite, orphelins de leurs propres espoirs.
Il se pourrait alors que les pourfendeurs de la «société décadente, obscène, immorale», sauveur de l’identité, certes réduite aux acquêts dogmatiques, et liberticides, ne soient une nouvelle fois les vainqueurs, les grands gagnants s’installant durablement dans le paysage.
Il n’y a plus trop longtemps à attendre
A moins que, car rien encore n’est véritablement joué, un troisième larron surgisse sur cette scène, déjà scabreuse, et ne vienne tenter de redistribuer les cartes. Il n’a échappé à personne que la composante destourienne et étatiste, renaissant de ses cendres, et dont la connaissance fine des rouages de l’Etat, des appareils de sujétion, s’est aussi invitée dans cette dramaturgie. Une partie d’entre-elle est disposée à offrir son savoir-faire au locataire du moment du gouvernement, contre bien entendu une absolution de ses péchés. L’autre, sans doute plus subtile, embusquée, roublarde à souhait, attendant son heure tout en tentant de se forger une image de sauveur providentiel, image à laquelle une fraction de l’opinion en désarroi n’est pas insensible.
Le temps, lui, jouant de manière contradictoire mais arbitre de toute chose, il n’y a plus trop longtemps à attendre. Alors encore un peu de patience! Mais bien malin qui pourrait dire aujourd’hui qui de l’inquisiteur, de l’offusqué ou du roublard, aura le mieux su tirer son épingle du jeu.
* Docteur d’Etat en économie du développement.
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