Comme le Maroc, l’Algérie semble bien résister aux sirènes du soulèvement des peuples contre le pouvoir en place. L’onde de choc de la révolution tunisienne a bien été amortie.

Par Karim Ben Slimane


 

Alors que les Tunisiens vaquent à leur quotidien dans un climat confus où se mêlent l’attentisme d’une constitution qui patine, l’incompréhension devant l’agitation qui anime les partis politiques transformés en arènes de pugilat et d’invectives et l’anxiété face à l’impéritie du gouvernement, nos voisons Algériens et Marocains eux aussi vivent leurs moments de transition démocratique.

Une transition plus douce orchestrée par le pouvoir

Il est étonnant de constater à quel point l’après révolution tunisienne a poussé les Tunisiens à se recroqueviller sur eux-mêmes oubliant par moments qu’ils font partie d’un espace géopolitique dont leur avenir dépend. J’ai même le sentiment que la diplomatie post révolution s’est réduite à une diplomatie du pain, qui oblige nos représentants à faire le tour de la planète pour quémander de quoi donner espoir à un peuple criant famine plus qu’elle ne vise à s’adapter à son nouveau contexte politique.

Hormis nos amis Libyens, qui ont vécu l’onde de choc de la révolution et qui ne semblent malheureusement pas retrouver une vie paisible, l’Algérie et le Maroc, en dépit de quelques mouvements de contestation, timides au demeurant, semblent avoir opté pour une transition plus douce orchestrée non pas contre le pouvoir en place comme dans les cas tunisien et libyen mais par le pouvoir en place. Dans le cas mauritanien, qui est un cas d’école en matière d’équilibre instable, les enjeux sont à la fois plus complexes et plus difficiles à prédire.

Le Maroc et l’Algérie ont donc opté pour une transition en douceur pilotée par le pouvoir en place. Au Maroc, depuis son accession au trône le jeune monarque ne cesse de lâcher du lest en déboulonnant petit-à-petit le système monarchique au profit d’avancées notables à l’instar d’un code de la famille (Moudawana) et un semblant de constitution qui encadre les pouvoirs dans le royaume.

L’alternance au parlement a vu l’arrivée des islamistes au gouvernement. Le roi du Maroc joue donc à instiller dans les esprits de ses sujets à la fois l’idée et l’espoir d’une monarchie constitutionnelle à venir. En attendant, le pays ne semble pas céder aux sirènes du soulèvement des peuples contre le pouvoir attendant les signes d’ouverture du suzerain.

L'Algérie vote, mais ne change pas...

Véritable résilience ou calme avant la tempête?

Si le Maroc profite d’une certaine résilience due à son système monarchique la résilience face à la transition de l’Algérie est plus complexe. Il y a quelques jours, le pays a organisé des élections législatives qui ont conforté l’assise du pourvoir en place en donnant au parti historique, le Front de libération nationale (Fln), 220 sièges sur les 462 que comprend le parlement, 68 ont échu au parti du Premier ministre actuel et allié du pouvoir. La portion congrue, 50 sièges, est revenue aux sept partis d’obédience islamiste.

Il faut admettre que l’enjeu premier de ce scrutin a été la participation. En 2007, la participation a été de 35%, signe d’une désaffection totale et d’un manque de foi du peuple algérien dans le jeu politique. Pour le scrutin de 2012, le pouvoir a mené une compagne très active pour pousser les Algériens à se déplacer aux urnes. Le résultat est mitigé avec une participation qui a atteint 42,9% (source El Watan). De nombreuses figures politiques dissidentes, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (Rcd), ainsi que de nombreux journaux, ont ouvertement appelé au boycott de ce scrutin test pour le pouvoir, le premier après les soulèvements populaires dans la région. L’appel au boycott a même coûté à un jeune activiste Tarek Mameri quatre chefs d’inculpation suite à une vidéo postée sur Youtube (source : Dernières Nouvelles d’Algérie).

Véritable résilience ou calme avant la tempête, la situation algérienne est pour le moins intrigante. Le gouvernement algérien a été très inquiété par les soulèvements tunisien et libyen. Ses représentants n’ont pas tari de réserves et de critiques contre ce nouveau mode d’expression politique alors que les opposants n’hésitent plus à l’agiter comme menace et ultime recours contre le régime. Le chef du parti islamiste radical, Justice et Développement, criant à la fraude lors du dernier scrutin, a laissé entendre que le dénouement politique algérien pourrait prendre la voie d’un scénario à la tunisienne (source: Al-Qods Al-Arabi).

Le soulèvement du peuple tunisien, suivi par ceux égyptien, yéménite, libyen et syrien, est-il un incident de l’histoire dont l’onde de choc a été simplement amplifiée par les médias et l’Internet ou est-ce une fatalité historique et une loi de l’évolution de l’Histoire des peuples arabes? Telle est la question.

Il ne s’agit pas, seulement, de faire du scientisme ou plutôt de l’historicisme en tentant d’affirmer ou d’infirmer les nombreuses théories de l’évolution de l’histoire mais plutôt d’entrevoir, par-delà les faits, si ces changements, les soulèvements populaires, sont réversibles ou au contraire d’une nature pérenne.

En d’autres termes, si le soulèvement populaire est une loi de l’évolution de l’Histoire des peuples arabes, ces derniers ne pourront peut-être plus, si on croit à une évolution linéaire de l’Histoire, revenir à des situations d’obscurantisme et d’autocratie, ou encore si on croit à une évolution cyclique de l’Histoire, les peuples arabes seraient dans une phase ascendante vers la démocratie et le progrès avant une nouvelle crise qui sera forcément lointaine. Si une telle loi existe, on devrait prévoir plus au moins à quel moment les peuples se soulèvent et savoir pourquoi certains ne se soulèvent pas encore.

Les islamistes ne passeront pas en Algérie.

L’arme fatale des dictatures pour étouffer la contestation du peuple

Dans un excellent livre intitulé ‘‘Le rendez-vous des civilisations’’, les démographes Youssef Courbage et Emmanuel Todd ont défendu, en 2007 déjà,  la thèse que les pays musulmans étaient, eu égard à leurs caractéristiques démographiques, prêts pour une déstabilisation idéologique et donc à une transition politique n’excluant pas qu’elles puissent se faire dans la violence.

Le cas algérien par sa résilience, puisque le pouvoir tient encore et encore, offre donc un terrain de spéculation assez intéressant sur l’existence ou pas d’une loi d’évolution idéologique par le soulèvement populaire dans le monde arable et musulman.

L’Algérie présente de nombreuses similarités mais aussi des différences avec la Tunisie. Le pays comprend une tranche de jeunes de 18-25 ans très majoritaire et instruite. L’alphabétisation des femmes a dépassé les 50% depuis de nombreuses années précipitant le taux de fécondité qui ne cesse de chuter. La proximité avec la France, qui s’explique par la donne migratoire, agit aussi comme un canal important d’importation de nouveaux modes de vie et de nouvelles valeurs. Les conditions démographiques énoncées par Courbage et Todd de la déstabilisation idéologique sont donc réunies.

En revanche, l’Algérie présente d’autres spécificités qui la différencient du cas tunisien. En premier lieu, on trouve la rente pétrolière qui donne à l’Etat un grand pouvoir grâce à des politiques généreuses envers le peuple qui sont de nature à instaurer un certain confort qui lénifie les contestations. Les politiques de subvention des biens de première nécessité sont l’arme fatale des dictatures pour étouffer la contestation du peuple.

Cependant, contrairement aux pays du Golfe, la rente pétrolière algérienne profite peu à la base du peuple et on constate dans beaucoup d’endroits des déficits de présence de l’Etat et une insuffisance criante d’infrastructures et de services publics.

La seconde particularité algérienne, qui est de taille, réside dans la crise politique aiguë et les événements sanglants qui ont marqué le pays durant les années 90 suite à l’annulation des élections remportées par les islamistes du Front islamique du salut (Fi) en 1988 et la reprise en main du pays par les militaires.

L’Algérie a connu, lors de la dernière décennie, les années 90, les affres d’une déstabilisation politiques qui a laissé de nombreuses séquelles dans la mémoire des Algériens. La prise des armes par les islamistes et la réponse sanglante de l’armée et du gouvernement pèsent encore sur les esprits. Aujourd’hui, les Algériens, fatigués, ne rêvent qu’à une seule chose, retrouver la stabilité et la réconciliation, les deux terrains sur lesquels le président Bouteflika a œuvré depuis sa nomination à la tête du pouvoir.

Les appels au boycott ont été moyennement suivis.

Un état de grâce dû à la manne pétrolière

Alors que tous les ingrédients du soulèvement populaire existent à l’instar de la prédominance d’une jeunesse instruite, une alphabétisation féminine supérieure à 50% et un taux de fécondité en chute, le pouvoir algérien en place jouit d’un état de grâce dû à la manne pétrolière et surtout aux stigmates d’une transition populaire passée mais avortée que garde encore en mémoire le peuple algérien.

Pendant ce temps, il est clair qu’en attendant que les Algériens colmatent leurs maux et achèvent leur travail de mémoire pour se réconcilier avec leur passé et construire leur avenir, les tensions vont persister avec une Tunisie qui va continuer à souffler une brise révolutionnaire. Un jour, cette brise caressera les joues de la génération qui n’a pas connu les affres de l’agitation des années 90 et le soulèvement adviendra. En attendant, le pouvoir algérien tient le navire en laissant échapper de temps à autres des mesurettes.

En résumé, le pourvoir algérien tient encore car il règne sur un peuple d’écorchés vifs qui aspirent davantage à la paix et la quiétude qu’à la liberté. Mais la résilience algérienne finira par céder à la loi de la transition politique vers la démocratie et les libertés.

Quant à la révolution tunisienne, pour se compéter et s’achever, elle doit continuer à souffler sa brise sur ses voisins car en cela il y a la preuve que le soulèvement des Tunisiens n’est pas un incident historique mais plutôt un rendez-vous pris avec l’Histoire et le meilleur rempart contre l’obscurantisme quel qu’en soit la couleur.

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