Le président de la république, dans ses prérogatives actuelles, ne préside pas le Conseil du gouvernement et n’a même pas une connaissance directe des affaires du pays. Or, la Tunisie a besoin d’une institution présidentielle qui ne soit pas une coquille vide.

Par Hatem Mliki*


Au lendemain de la fuite de Ben Ali, les Tunisiens étaient réjouis de l’idée de bannir le poste de président de la république, manière d’oublier, voir se venger, des 23 longues années de souffrances et d’oppression que l’ex-dictateur a fait subir au peuple.

L’institution de la présidence minorée

Les Tunisiens, optimistes, adhéraient majoritairement à l’idée qu’un retour à la dictature est quasiment impossible, que le peuple est mûr et civilisé pour céder à la violence et le désordre, que la tradition républicaine est suffisamment ancienne et solide pour qu’elle soit démantelée et que le chemin vers la démocratie est définitivement tracé et ne risque pas d’être compromis par qui que ce soit.

En somme, les Tunisiens n’ont plus besoin de «chef» version Bourguiba et Ben Ali ayant, tous les deux, cédé au totalitarisme et viré vers la dictature. Le leadership de Béji Caïd Essebsi, lors de la phase transitoire, associé aux apparitions timides et plutôt symboliques de Fouad El Mebazaâ, président de la république par intérim, n’ont fait que renforcer la conviction des Tunisiens quand à la possibilité d’attribuer un rôle secondaire et protocolaire au président de la république, voire même s’en passer.

La loi sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics, adoptée le 10 décembre 2011 par l’Assemblée nationale constituante (Anc), n’a pas dérogé à cette conviction. Le rôle qu’elle consacre au président de la république a nourri des commentaires voire des plaisanteries. En dehors de son statut symbolique de commandant suprême de l’armée, le nouveau président transitoire de la république, en ce qui lui reste, doit recourir au chef de gouvernement pour nommer le mufti et les hautes fonctions de l’armée et du ministère des Affaires étrangères et obtenir l’accord de l’Anc pour déclarer la guerre et la paix.

Ecarté de la présidence du conseil des ministres, désormais occupé par le chef du gouvernement, le président de la république n’a même pas connaissance des dossiers que gère le gouvernement, et donc des affaires du pays.

Le «changement» de l’homme

Le paradoxe dans toute cette histoire est plutôt du côté de la personne du président de la république, en l’occurrence Moncef Marzouki.

On se rappelle tous, pendant la révolution, des interventions ferventes de ce «leader» opposé au régime de Ben Ali. Sa rentrée d’exil, qu’il voulait triomphale au milieu de la foule venue l’accueillir à l’aéroport de Carthage. Ses tournées dans les régions en chef visitant les oubliés et maltraités qu’il a toujours défendus en sa qualité de chef de parti et de militant des droits de l’homme. Ses propos pleins d’espoir, de modernité et de valeurs républicaines et démocratiques.

Ferme et intransigeant quant à un éventuel retour des anciennes personnalités au pouvoir, Moncef Marzouki se présentait comme «l’homme du changement». Il promettait d’inscrire définitivement la Tunisie sur la voie de la république civile, moderne et démocratique. En pleine euphorie, pendant les premières semaines de son mandat, Marzouki donnait l’impression de pouvoir assurer l’équilibre des pouvoirs en dépit des attributs très réduits dont il dispose.

Son agenda était rempli: visites des régions, interviews pour des médias locaux et étrangers, déplacement à l’étranger, réceptions de personnalités étrangères venant rendre visite à la Tunisie nouvelle, réunions de travail avec des ministres en l’absence même du chef de gouvernement, salles d’opération au palais de Carthage au moment des inondations de l’hiver 2012, communiqués de presse…

Un président mis définitivement hors circuit

Malheureusement, les noces de Marzouki n’ont pas duré longtemps. La descente aux enfers du président de la république a commencé à apparaitre lors des événements du 9 avril 2012 (usage abusif de la force contre les manifestants) avec une intervention télévisée complètement ratée écornant totalement, et peut-être définitivement, l’image militant des droits de l’homme.

Avec la montée en force du chef de gouvernement, Hamadi Jebali, le rôle du président de la république commence à se rétrécir voire s’anéantir. Moins visible en public, impuissant face aux crises que traverse le pays, incapable de sauvegarder les fondements de la république que les adhérents et milices du parti islamiste menacent quotidiennement, repoussé par les pays voisins quant à son initiative prétentieuse de redynamiser l’Union du Maghreb arabe (Uma), ne pouvant intervenir aux nominations ou choix politiques et économiques du pays et déserté par les ministres et la presse, Moncef Marzouki est mis définitivement hors circuit.

Son parti politique, paradoxalement appelé Congrès pour la République (CpR), vit une crise profonde et court la division. Ses alliés d’hier ne cessent de critiquer son attitude qui n’a rien à voir avec celle du militant qu’ils ont connu auparavant.

Le dernier épisode de ce feuilleton est non seulement humiliant pour Marzouki mais également indigne de la république: grève des employés de la présidence qui scandent le fameux «DEGAGE!» à l’encontre du président.

Moncef Marzouki avait certainement beaucoup de bonnes intentions. Subjectivement, son tort étant qu’il était aveuglé par le poste que lui a offert la «troïka», la coalition tripartite au pouvoir, ou plutôt Ennahdha qui la domine. Son ambition a devancé ses principes et il a fini par céder à la tentation. Objectivement, il est dans l’impossibilité d’honorer ses engagements vu le peu de pouvoir dont il dispose en face d’un « allié-adversaire» qui a fini par l’écraser.

Réhabiliter l’institution présidentielle

Par ailleurs, cette histoire offre des enseignements riches et assez importants que nous pouvons exploiter pour l’avenir.

Le multipartisme actuel signifie que les prochains parlements tunisiens seront obligatoirement multicolores. N’importe quel gouvernement qui en découlera n’aura qu’une majorité, donc une légitimité, relative qui ne reflétera qu’une partie de l’opinion publique. La tendance à la dérive et à l’abus reste malheureusement ancrée dans nos esprits et trouvera toujours le moyen de s’infiltrer dans les rouages de nos administrations. Des dérives que le gouvernement pourra dissimuler ou bien réduire les effets, voire même neutraliser, grâce à la majorité parlementaire dont il dispose (en quelques mois la Tunisie a connu des dizaines d’exemples dans ce sens).

L’état actuel, et très probablement dans les prochaines années, des médias, de la justice et de l’administration ne constituera qu’un outil partiellement efficace contre les dépassements de l’exécutif. La mobilisation de l’opinion publique prendra du temps pour trouver son chemin entre la soumission et la révolte.

Pour éviter un retour en arrière, la Tunisie aura besoin de l’institution présidentielle. Je ne prétends pas être juriste ou constitutionnaliste mais je pense, en ma qualité de citoyen, qu’il faut préserver cette institution qui doit obéir, de mon point de vue, à deux règles:

Règle 1: légitimité populaire et non partisane

Un président de la république élu directement par le peuple et non pas désigné par la majorité parlementaire (le cas Marzouki montre clairement la défaillance de cette approche).

Règle 2: Equilibre structurel et fonctionnel des pouvoirs publics

Alors que le gouvernement est élu pour un programme qu’il exécutera, le président est élu pour la république. Il aura à sa charge de garantir non seulement l’équilibre fonctionnel des pouvoirs mais aussi la pérennité structurelle de la république.

Il sera ainsi investi du rôle du chef suprême de l’armée ainsi que la représentation officielle du pays à l’étranger et la déclaration de paix ou de guerre. Il lui revient aussi la nomination du mufti et des hautes fonctions de l’armée, de la justice (notamment le Conseil constitutionnel), de la Cour des comptes et de la Banque centrale sans recours à quiconque. Ces institutions, bien évidemment indépendantes, relèvent directement de la présidence de la république à qui elles doivent rendre des comptes.

Dans le cas où les «wali» continuent à être désignés par le gouvernement, ce dernier doit avoir l’accord du président de la république. Par ailleurs, il est soumis à l’obligation d’organiser des referendums pour décider des «grands choix» de la nation qui touchent la constitution. Enfin l’arbitrage entre le président et le gouvernement se fera à travers le parlement avec la majorité absolue.

Enfin, j’aurais aimé savoir ce que Moncef Marzouki, que son parti vient de désigner comme candidat en cas de présidentielle, aurait pu faire s’il disposait de ces prérogatives. A suivre…

*- Consultant en développement.

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