Des collectifs de jeunes artistes bénévoles s'organisent et lancent des actions de rue (Tounes Ta9ra, Art Solution, Je danserai, malgré tout...) pour résister à l'obscurantisme rampant.
Par Jamila Ben Mustapha*
Au cours de cet enfantement douloureux d'une société différente de celle qui a précédé le 14 janvier 2011, qui est à l'œuvre, les événements inquiétants et les explosions de violence, de toute nature, ne manquent pas et sont, peut-être, dominants.
Nous voudrions, cependant, concentrer notre attention sur des phénomènes inédits, initiés, le plus souvent, par les jeunes, sur des formes nouvelles d'expression et de résistance dont la force est d'être, en elles-mêmes, une négation et une neutralisation de toute agressivité. Elles y arrivent en se présentant comme des manifestations – au sens large – où on se focalise sur soi, on se suffit à soi, où un individu isolé ou, plus fréquemment, un groupe crée, dans la rue, un événement original ou artistique. Et qu'est-ce que les déchaînements de violence, sinon une incapacité à se fixer, de façon centrale, sur soi pour être, toujours, braqué sur autrui, en vue de l'attaquer, par le verbe, puis, par le fouet?
Neutraliser la violence de la police
Affirmer son droit à être présent dans la principale avenue de la capitale.
Nous évoquerons, tout d'abord, Tounes Ta9ra, la séance de lecture organisée par les jeunes, sur l'avenue Habib Bourguiba, au cours de l'après-midi du 18 avril dernier. Elle avait été prévue pour contrer, de façon intelligente, l'interdiction de toute manifestation publique, sur cet espace. Initiative de haut niveau, à la Gandhi, elle était destinée à neutraliser la violence de la police aussi bien que celle de tout groupe hostile possible. Peu importe que la rue soit le lieu le moins approprié à cette activité, étant donné la concentration qu'exige l'acte de lire qui se fait, ici, dans le bruit des voitures et sous le regard curieux des passants. Peu importe que les jeunes, vu la présence, de plus en plus grande, de l'écran d'ordinateur et d'Internet, lisent de moins en moins.
Il s'agissait, après les événements graves qui avaient marqué la manifestation du 9 avril dernier, d'affirmer son droit à être présent dans la principale avenue de la capitale, mais en choisissant l'occupation qui pouvait être le meilleur antidote contre tout risque de déchaînement d'agressivité, de la part des représentants de l'autorité.
Le livre et la lecture sont le meilleur antidote contre tout risque de déchaînement d'agressivité.
En effet, autant, un agent de l'ordre aurait envie de cogner sur des jeunes vociférant contre lui ou lui lançant des pierres, autant il sent bien qu'il se couvrirait de ridicule en frappant un paisible lecteur en train d'exercer une activité respectée par tous, même si elle est peu pratiquée, et qu'il aurait l'impression, alors, d'avoir, une réaction barbare vis-à-vis d'une attitude et d'une personne civilisées.
«Je danserai malgré tout»
Nous voyons, aussi, dans les brèves démonstrations présentées, dans les espaces publics, par le groupe Art Solution, dirigé par Bahri Ben Yahmed, un type d'expression qui s'inscrit dans le même esprit que la séance de lecture du 18 avril 2012, sur l'avenue Habib Bourguiba. Même ingéniosité dans l'opposition à la violence, avec le déploiement, dans la rue, d'une autre sorte d'activité culturelle, la danse, sauf qu'il ne s'agit pas, cette fois, d'un phénomène singulier, mais, périodique, et qu'il est réalisé par des professionnels, encore que leur but soit d'entraîner, aussi, le passant à la danse.
Les danseurs devenant semblables à des personnes aimables qui souriraient à un être bourru et farouche.
Il s'agit d'une initiative qui a précédé de quatre mois, à Tunis, l'événement actuel et plus populaire du Harlem Shake. Elle provient d'un Collectif de jeunes danseurs citoyens – intitulant leurs séries numérotées et diffusées sur la toile «Je danserai malgré tout» – qui s'est formé à la suite des agressions subies par plusieurs artistes de la part de salafistes, à Tunis le 25 mars 2012, alors qu'ils offraient un spectacle de rue, à l'occasion de la Journée mondiale du théâtre.
Ce groupe a diffusé 2 vidéos (Vidéo 1, Vidéo 2) qui montrent des artistes dansant, de façon alternée, dans des endroits convenus – devant un théâtre, au jardin du Belvédère – et dans d'autres, plus inattendus et «qui n'ont jamais vu ça» comme le marché, l'étalage de fripe, le rayon du grand magasin, les gares de bus ou de train. Le choix d'autres lieux chargés de sens comme la place de la Kasbah ou l'esplanade de l'Hôtel de Ville – qui a été, pendant quelques instants, le lieu de déploiement d'un magnifique duo de danse classique par un couple d'artistes, avec des policiers comme spectateurs – est un clin d'œil politique, de même que la danse à proximité ou en face des signes immobiles de la violence comme des barbelés, une voiture de policiers, ou, le ministère de l'Intérieur – qui, eux aussi, «n'ont jamais vu ça» –, le danseur devenant semblable, alors, à une personne aimable qui sourirait à un être bourru et farouche.
Artistes bénévoles militant pour l'existence de la danse
Au tout début de l'apparition de ces artistes, dans nos rues, quand ils étaient totalement méconnus, on a dû prendre l'un d'eux, ce jeune passant se mettant, brusquement, à danser, seul, sans être annoncé, sans musique, pour un fou paisible, n'eût été sa grâce et son professionnalisme.
Le caractère inattendu de ce déploiement a l'heureux avantage d'éviter la possibilité d'agression de la part de personnes hostiles. Et quel don de soi, quelle manifestation de générosité, de la part de ces artistes bénévoles militant pour l'existence de la danse, dans la rue, pour le droit du promeneur le plus humble au spectacle artistique!
Leur troisième vidéo (Vidéo 3), «Je danserai malgré tout 3», partagée le 2 février, marque une évolution, dans leur expérience puisqu'ils présentent, sur la place de la Porte de France, un spectacle complet devant un cercle de passants, avec une musique locale.
Les danses en solo, alternent avec les duos et les manifestations en groupe.
Deux jeunes gens, installés à un des cafés de la place, se mettent à jouer sur des instruments de percussion traditionnels. Bahri Ben Yahmed commence à évoluer librement, dans l'espace. A une vitesse très grande, en une minute, seulement, se forme le cercle des badauds – les Tunisiens étant imbattables, dans ce domaine – délimitant, du même coup, une scène circulaire. Quatre autres jeunes artistes se joignent, successivement, à lui, dont une jeune fille qui a commencé, auparavant, par distribuer quelques roses, à la foule, comme elle leur offrirait le calumet de la paix. Les danses en solo, alternent avec les duos et les manifestations en groupe, comprenant, aussi, des figures au sol, caractéristiques de la break-dance.
La détente, dans le public, est progressive. Des sourires ravis fusent sur les visages. La musique est accompagnée de claquements de mains. Un gaillard au pull orangé se met à danser, cigarette au bec, suivi par d'autres. Les moments forts d'entrée en scène d'un badaud, dans la scène, sont ponctués de youyous, qui sont, chez nous, la manifestation de joie, la plus grande. Après les hommes, les femmes se mettent à évoluer, une jeune fille aux cheveux découverts, tout d'abord. Le clou du spectacle, c'est quand une femme voilée, revêtue d'un châle et d'une longue robe flottante traditionnelle, entre en scène, elle aussi; les deux sortes de danseurs, le professionnel et le badaud, s'adaptent, instantanément, l'un à l'autre, dans une chorégraphie improvisée. Le tout se fait dans une atmosphère de bienveillance et d'harmonie, une fois n'est pas coutume, la danse, comme la musique adoucissant les mœurs, à condition, bien entendu, qu'il n'y ait pas de Salafiste, à l'horizon.
Faire danser des femmes dans la rue, sans qu'on puisse, ensuite les pourchasser comme étant des filles perdues, voilà un des aspects novateurs de l'action de ces jeunes. Le spectacle est clos par les salutations des cinq artistes qui auront contribué à illuminer, durablement, par ce spectacle de, seulement, dix minutes, la grisaille d'une journée quotidienne de beaucoup de passants, en ce jour de février.
La gratification de ces danseurs bénévoles aura été le moment de bonheur qu'ils auront donné à ces Tunisiens, cet instant de concorde sociale qui aura représenté, pour chacun, «quelques grammes de finesse dans un monde de brutes», comme le dit la publicité, concernant le chocolat.
* Universitaire.
Demain:
Résistances tunisiennes (2/2)