De privatisations douteuses en gestions chaotiques, depuis presque un siècle, la malédiction du ciment en Tunisie se perpétue par la malversation des uns et/ou l'incompétence des autres.
Par Imed Bahri
Produit stratégique pour le développement et la construction de la Tunisie, le ciment a une histoire désolante pour l'économie du pays. Depuis presqu'un siècle et à chaque fois que ce secteur vital connait un début d'embellie, voilà que des vautours ou des incompétents s'en mêlent et le font capoter. Pourtant la géologie du pays offre d'importantes ressources naturelles pour sa production et, pourrait constituer une composante importante de l'économie nationale.
Une privatisation à-vau-l'eau
L'industrie du ciment tunisien compte 7 cimenteries. Dans le cadre de la politique de désengagement de l'Etat, et de la privatisation effrénée de l'ancien régime, 5 des 7 cimenteries ont été privatisées – plutôt à la hâte – et cédées à des capitaux étrangers dans des conditions non encore clairement élucidées. Ainsi, la communauté nationale a perdu la majeure partie de la propriété et du contrôle de ce secteur. Nul ne peut oublier l'époque où le ciment était devenu un produit aussi rare que cher.
Au début des années 2000, une famille tunisienne – avec une tradition de plusieurs décennies dans ce secteur et propriétaire de terrains adéquats –, commença à mettre sur pied un projet de grande dimension en joint-venture avec un géant du ciment du monde (la société allemande Heidelbergcement). Tout était prêt pour lancer la société Carthage Cement, mais voilà qu'un vautour s'en mêle: le fameux Belhassen Trabelsi, beau-frère de l'ex-président Ben Ali. En deux temps trois mouvements, il éjecte les Allemands, s'empare de leur part dans le projet avec des montages financiers, dont il est seul à connaitre le secret, criblant de dettes le projet, à peine naissant. La partie tunisienne se trouva alors spoliée de 50% de ses parts dans la société et obligée de se soumettre au dictat de cet intrus.
Au grand soulagement de tous, la révolution est venue mettre fin à ce genre de malversations et, une des premières actions de la partie tunisienne était de déposer plainte contre Belhassen Trabelsi dans l'espoir de compenser l'immense préjudice subi. Cet espoir était d'autant plus permis que les pseudos parts de Belhassen Trabelsi dans Carthage Cement ont été confisqués par l'Etat et un qu'un directeur général, Riadh Ben Khelifa a été nommé.
Les débuts difficiles de Carthage Cement
Le plus important était alors de tout faire pour que ce projet puisse entrer dans la phase de production. Malheureusement, ce directeur général, par ailleurs connu dans les milieux d'affaires pour sa gestion chaotique et même dangereuse, a commencé à provoquer et à écarter tous ceux qui connaissaient bien le projet et pouvaient le faire démarrer. Au lieu de traiter les problèmes en suspens par une gestion saine et raisonnable, il a adopté la politique de la «fuite en avant». Il accumule crédits sur des crédits (à des taux usuraires et des conditions léonines). Il consent à des pénalités de retards – causées par sa gestion erratique du projet – en faveur des sociétés étrangères en charge de la finalisation technique du projet, et procède à des augmentations de capital improvisées et hâtives.
Dépliant de l'entrée en Bourse de Carthage Cement en 2010.
En plus, ce directeur général a créé par des manigances indignes une atmosphère sociale délétère entre les employés de la Carthage Cement jouant les uns contre les autres, provoquant des grèves et des manifestations syndicales, etc.
Licenciements abusifs et intempestifs, recrutements de complaisance, augmentations de salaires contre allégeance personnelle, sont devenus pratiques courantes dans cette entreprise.
Par ailleurs, et malgré tous ces faits troublants, on murmure que Slim Riahi serait très bientôt désigné comme membre du conseil d'administration de Carthage Cement. Est-il complètement éclairé sur se qui se passe au sein de cette entreprise? Si cette information s'avère exacte, on est en droit de se poser des questions sur sa signification, ses motivations et son timing.
Un autre élément laisse songeur: selon ''Maghreb Confidentiel'', un homme d'affaire libyen serait intéressé par la relance d'un projet d'une cimenterie à Sidi Bouzid. Toujours selon ''Maghreb Confidentiel'', le projet «avait déjà été présenté en mars 2011, sous le nom Sidi Bouzid Cement. Mais le ministre de l'Industrie d'alors, Abdelaziz Rassaâ, l'avait bloqué, estimant la production nationale suffisante.» En plus, la transparence de cet investissement n'est pas du tout encore assurée. Dans ces conditions, il n'est pas déraisonnable de penser que les agissements du directeur général de Carthage Cement vont tout droit, même involontairement, vers la facilitation de l'acceptation de cet investissement en rendant caduc l'argument déjà avancée par le ministre Rassâa.
Où va Carthage Cement?
De toutes les manières, il est devenu évident que les conséquences directes de la gestion actuelle de Carthage Cement ne peuvent être que catastrophiques sur une entreprise dans un secteur stratégique et qui appartient à plus de 35% à l'Etat.
Cette gestion tend – par malveillance ou par incompétence, ou alors les deux – à leurrer aussi bien l'Etat que les épargnants tunisiens, car Carthage Cement est cotée en bourse. L'Etat, d'après les déclarations du ministre des Finances, projette de privatiser cette entreprise, juste après son entrée en production en juillet prochain. Ce plan se trouve maintenant plus que compromis et les indications données par le ministre se trouvent donc malheureusement démentis.
Ainsi, et si ce style de gestion de Carthage Cement continue, on ne trouvera donc qu'une entreprise surendettée, techniquement mal en point et socialement perturbée. Bref, une coquille vide qu'aucun acquéreur sérieux n'achètera car son prix réel, malheureusement dilapidé, est celui des sacrifices et des espoirs de tous les actionnaires. Ce sera une perte sèche pour l'Etat et les épargnants risqueront, également, de se réveiller sur un cauchemar et la Bourse sur un crash!
Il est grand temps d'arrêter ce massacre et de procéder à un audit approfondi de cette gestion et de prendre, d'urgence, les mesures qui s'imposent afin de sauver – et c'est encore possible – cette entreprise prometteuse d'un danger imminent. A ce propos, ce directeur général a tout simplement refusé un audit pourtant ordonné par une autorité judiciaire et ne se gêne pas de se gargariser publiquement d'un prétendu soutien «inébranlable» de... certains ministres.
Depuis presque un siècle, la malédiction du ciment en Tunisie se perpétue par la malversation des uns et/ou l'incompétence des autres.