Les Etats-Unis ne sont pas indifférents au processus de transition en Tunisie. Quel est leur scénario préféré pour notre pays? Ce scénario a-t-il pour nom: le parti islamiste Ennahdha? Par Ridha Kéfi
C’est, en tout cas, ce qu’affirment nos confrères de ‘‘Maghreb Confidentiel’’, en soulignant les contacts au plus haut niveau qu’a eus récemment Hamadi Jebali, le secrétaire général d’Ennahdha, au cours de sa visite à Washington.
M. Jebali a participé à un forum organisé le 9 mai par le Center for the Study of Islam & Democracy (Csid), dirigé par le Tuniso-américain Radwan Masmoudi et financé par le Département d’Etat américain, le National Endowment for Democracy, l’US Institute of Peace, etc., entre autres think tanks proches des cercles de décision à Washington. Que M. Jebali ait ou non rencontré, comme l’affirme ‘‘Maghreb Confidentiel’’, les deux sénateurs Joe Libermann et John Mc Cain, les responsables américains les plus impliqués dans l’accompagnement de la transition démocratique dans le monde arabe, l’équipe du membre du Congrès John Kerry, ou encore Margaret Nardi, la directrice de l’Office of Maghreb Affairs au Département d’Etat, cela ne démontre rien et, du reste, importe peu. Ce qui est essentiel, en revanche, c’est de constater un regain d’intérêt de l’administration américaine pour les mouvements islamistes dans le monde arabe en général et en Tunisie en particulier.
Une force politique montante
Les Américains seraient-ils disposés à avaliser et à accompagner l’arrivée d’un parti islamiste modéré et vaguement ouvert à la tête d’un pays arabo-musulman, la Tunisie en l’occurrence, le pays de la région le plus ouvert à la modernité occidentale? Pourquoi les Américains accepteraient-ils d’adouber Ennahdha, fut-il l’un des partis islamistes les plus modérés au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, après l’Akp au pouvoir en Turquie?
On pourrait avancer les raisons suivantes:
- les mouvements islamistes sont les plus populaires et les mieux implantés dans la région. Au terme de plusieurs décennies de combat, au cours desquelles ils ont été durement réprimés, avec la complicité passive des Occidentaux, ils ont gagné de haute lutte la reconnaissance voire la sympathie de larges franges de la population qui, hier encore, ne leur étaient pas acquises ou leur étaient franchement opposées;
- après la chute des dictatures, en Tunisie et en Egypte, et bientôt en Libye, en Syrie et au Yémen, les capitales occidentales ont découvert une scène politique quasi-désertique, ou éclatée, ou inconsistante, en tout cas sans expérience de gouvernement, et où seuls émergent, par leurs qualités mobilisatrices, les islamistes;
- en Tunisie, le parti Ennahdha, longtemps soupçonné de propension à la violence, ne cesse de montrer patte blanche, affichant le visage avenant d’un mouvement ouvert, modéré, consensuel, prêt à toutes les concessions et, surtout, favorable à une transition sans heurts;
- Ennahdha et la plupart des autres partis islamistes autorisés en Tunisie depuis la chute de la dictature semblent bien placés pour faire une entrée en force dans la prochaine Assemblée nationale constituante; ce qui en fait des acteurs de premier ordre de la scène politique tunisienne au cours des prochaines années. Ils sont, pour ainsi dire, incontournables, et les Américains, dont le pragmatisme s’encombre rarement de partis-pris idéologiques, semblent disposés à rattraper le temps perdu et à nouer des liens utiles avec une force politique montante;
- dans sa communication politique, Ennahdha ne montre plus aucune animosité à l’égard de l’Occident, alors qu’il a de bonnes raisons d’en vouloir à cet Occident qui a longtemps soutenu les dictatures soi-disant laïques. Mieux: le parti islamiste tunisien proclame aujourd’hui haut et fort son attachement à la liberté religieuse et ne fait pas mystère de ses options libérales en matière économique. Contrairement à de nombreux partis de gauche, il ne porte aucun grief contre l’économie de marché. Ce qui constitue, on s’en doute, un gage de crédibilité et de respectabilité aux yeux des Américains;
- last but not least, les Américains observent la région comme un ensemble géopolitique où l’effet domino peut fonctionner dans un sens comme dans l’autre. Avant, les dictateurs de service – qui étaient, accessoirement, des agents de la Cia et des porte-drapeaux de la normalisation avec Israël – leur ont fait comprendre qu’il n’y a de choix qu’entre la dictature et le terrorisme, entre Ben Ali et Ben Laden, pour emprunter l’expression d’un célèbre éditorialiste parisien. Or, leurs analystes se rendent compte aujourd’hui, un peu tardivement il est vrai, que la dictature est le terreau même du terrorisme, l’une nourrissant l’autre et s’en nourrissant elle-même en retour.
Le pari sur l’islamisme soft à la turque
Je me suis échiné, en différentes occasions, au cours des dix dernières années, à vouloir expliquer cette équation à des responsables politiques et des diplomates occidentaux, qui ne voulaient rien en entendre. Ils sont nombreux aujourd’hui à vouloir nous l’expliquer… à leur tour!
Vu de Washington, le pari sur l’islamisme soft à la turque pourrait être une solution pour la crise politique qui s’installe dans la région, et la Tunisie pourrait en être le laboratoire. Par sa taille, son histoire, ses spécificités démographiques, culturelles et politiques, la Tunisie est le pays arabo-musulman qui présente les meilleures dispositions pour une rapide sortie de crise.
Notre pays a offert le mode d’emploi de la révolution aux autres pays de la région. Il pourrait leur offrir aussi le mode d’emploi d’une transition sans heurts: tous les Occidentaux y croient, les Américains plus que les autres. Il n’y a que nous qui en doutons encore…
Qu’on nous comprenne: les Américains n’ont pas nécessairement de préférence s’agissant de la force politique qui prendra en main demain le destin de la Tunisie. Mais ils préfèrent avoir de bonnes relations avec toutes les forces existantes, y compris les islamistes.