La secrétaire générale du Parti démocrate progressiste (Pdp) a passé son samedi après-midi dans la banlieue sud de Tunis. L’ambiance au Théâtre de plein-air Bir Tarraz de Radès avait un air de déjà-vu… Reportage de Zohra Abid
Côté décor: à l’entrée de cette proche banlieue de la capitale dotée de centaines d’établissements industriels dont un tiers est destiné à l’exportation, le Pdp n’a pas lésiné sur les moyens en placardant partout ses affiches. Le portrait géant du «couple» – il faudrait écrire tandem – Néjib Chebbi, promu président d’honneur, et Maya Jribi, la très fidèle et dévouée secrétaire générale, sur un fond bleu ciel, accroche les regards. Le tandem a préféré marquer les esprits, avoir au plus vite de la visibilité et gagner des points avant même que la campagne électorale officielle ne commence.
Les baraqués du Pdp
Vers la sortie de la ville, la zone de Radès Meliane, très peuplée, suit son train habituel. Les habitants, livrés à leur quotidien, ont la tête ailleurs. «On est complètement absorbés par les examens de fin d’année. On sait que Maya va faire son meeting aujourd’hui, mais la politique n’est pas notre tasse de thé», a dit à Kapitalis le fleuriste du coin. Qui préfère «vendre les fleurs avant qu’elles ne se fanent que de fermer boutique et aller assister à un meeting politique», explique-t-il.
A quelques mètres de là, un mécanicien est absorbé par ses pneus et tournevis. «Pour le moment, nous avons d’autres chats à fouetter. On verra plus tard, lorsque la campagne commencera vraiment», a-t-il dit. Pour lui, c’est encore tôt. «J’ai entendu parler du programme du Pdp et je n’ai rien contre ce parti», a-t-il ajouté.
Sur le trottoir non pavé qui conduit à Bir Tarraz, un jeune couple flâne. Vous allez au meeting? «Non. J’accompagne mon mari qui va se payer son narguilé. Ici, à Bir Tarraz, je peux me permettre de prendre un petit café turc ou un soda. A Radès, les cafés sont généralement réservés aux hommes», a répondu Olfa, qui n’a pas pris la peine de lancer un coup d’œil autour d’elle. La musique bat son plein de décibels, comme dans une fête foraine. Sauf qu’ici, il n’y a pas de forains, mais les gens du Pdp.
Des garde-corps bien baraqués, comme on en voyait souvent, avant le 14-Janvier...
A l’entrée du Théâtre de plein air, des hommes costauds tirés à quatre épingles. Tous en costume noir. Derrière leurs lunettes de soleil, ils scrutent tout. Ils ont pour mission d’accueillir les «sympathisants» ou plutôt de veiller sur le moindre détail. Des garde-corps bien baraqués, comme on en voyait souvent, avant le 14-Janvier, dans les meetings de qui vous savez.
Tout est parfaitement tracé
Outre ces hommes en noir, d’autres portent des tee-shirts blancs estampillés du logo du Pdp. Eux aussi veillent sur l’organisation, distribuent des petites bouteilles d’eau minérale à ceux qui ont soif et ont l’œil sur tout. Ajouter une chaise par-ci, une autre par-là. Placer tel homme ou telle femme, là où chacun ou chacune doit être. D’autres hommes, sans fonction précise mais omniprésents, rôdent partout. Ils se collent un peu trop aux présents… et ne les lâchent pas parfois d’une semelle. Ils veillent sur quoi? Sur qui? Mystère et boule de gomme.
Souriez, vous êtes photographié !
A droite, sous un parasol, des filles distribuent le dépliant du Pdp et invitent les citoyens à adhérer au parti. En face de la tribune, des rangées de chaises occupées, au pied des gradins plutôt vides. On remarque Maya Jribi dans la deuxième rangée au milieu des militants. Au fond, une bande de garçons font un petit cercle. Ils tournent carrément le dos à la tribune. Ils portent des casquettes avec le logo du Pdp. Mais ils n’ont apparemment rien à voir ni avec le parti ni avec tout ce qui se passe. Les garçons ont la bougeotte et ont du mal à rester assis sur leur chaise.
Une tribune très très bien gardée.
Vous êtes des militants du Pdp de Radès? «Non. Nous sommes venus de la Mannouba. Des hommes nous ont rassemblés dans le bus et conduits jusqu’ici. Ils nous ont dit que grâce à vous, les jeunes, le parti doit remporter les élections. Il n’y a que ce parti qui va satisfaire toutes vos revendications», nous a dit, incrédule, un membre de la bande, qui semble s’ennuyer à mourir. Alors que nous parlions avec les jeunes, un homme a l’œil sur nous. Il suit notre ombre. Il ne nous lâche pas…
Un lourdaud dans le théâtre
A une enjambée, une fille se trimballe avec une liasse de journaux. Il s’agit du dernier numéro d’‘‘Al Mawqef’’, le journal du Pdp. Combien? «Un dinar monsieur», répond la fille à un quinquagénaire qui n’a pas insisté. Un peu plus loin, un groupe de filles très discrètes. Une, deux, trois,… les quatre portent le voile. Les quatre sont maquillées, trop maquillées. Elles semblent dans un autre monde. Sur la politique, elles ignorent tout. Ces filles sont des étudiantes. Elles disent en avoir marre de passer un samedi après midi entre les murs du foyer universitaire d’El Mourouj. «Ça nous fait une sortie, ni plus ni moins», a dit l’une d’elles. Une autre rebondit: «N’importe quelle sortie est pour nous une bouffée d’oxygène».
Les garçons de Mannouba ont la bougeotte et ont du mal à rester assis sur leur chaise.
Le monsieur qui nous suivait tout à l’heure du regard s’est mis derrière nous. Il tendait l’oreille et nous écoutait carrément. Cela en est devenu irritant. Les yeux dans les yeux, surpris, il nous salue. «Assalamou alaykom», lance-t-il. «Ça donne la trouille. Il est louche ce monsieur», murmure l’une des filles. L’homme de taille menue s’approche encore. Son indélicatesse et son culot dépassent les limites du supportable. Pour le chasser, il a fallu carrément le gronder. Il s’éloigne à petits pas, colle l’oreille à son portable et cause avec je ne sais qui de je ne sais quoi!
Aussitôt, un photographe vient vers nous. On s’éloigne, mais il insiste et nous prend en photos. Pour qui? Pour quoi? La star du jour étant à plusieurs rangées devant nous…
Une gerbe d’hommages
Ghassan Rekiki et Maher Hanine, deux membres du bureau exécutif du Pdp, tous deux engagés à fond, prennent la parole. Ils promettent monts et merveilles à ceux de la «banlieue sud, longtemps marginalisés». Ils appellent aussi, ce qui est devenu une rengaine du Pdp, à la réconciliation nationale – ne dit-on pas que celui qui paye les musiciens choisit la musique? –. Ils appellent enfin davantage d’hommes d’affaires à se joindre à leur mouvement pour aider à reconstruire le pays, pierre par pierre. Pourquoi les hommes d’affaires? Mais c’est là une autre histoire…
Maya Jribi offre une gerbe de fleurs à la mère du martyr Moez Bouhani.
Ce fut ensuite au tour de Maya Jribi de monter à la tribune, bien gardée par une rangée de garde-corps scrutant les présents, sous leurs lunettes noires. Avant de prendre la parole, Maya, sobrement vêtue d’un tailleur-pantalon marron foncé, a rendu hommage à la maman de feu Moez Bouhani, un martyr de la ville en lui offrant une gerbe de fleurs en la mémoire de son défunt fils. Le moment était intense en émotions.
Pour ce qui est du speech, rien de particulièrement emballant. On reconnait les thèmes et les messages du parti. Un petit mot de reconnaissance aux enseignants qui, malgré la situation difficile, ont pu sauver l’année scolaire. Une pensée aux enseignants qu’elle a connus lors de son parcours scolaire à Radès. Puis une phrase à la mémoire d’un autre martyr, le syndicaliste Farhat Hached, dont le «sang a irrigué la terre de la ville». Un autre hommage à feue Bchira Ben Mrad, la fille de Hammam-Lif, la première femme tunisienne à avoir créé une association féminine. La liste des hommages est interminable, de Kheireddine à Haddad en passant par Bourguiba.
«Il est vrai que nous étions des opposants à Bourguiba. En ce qui concerne la démocratie et la liberté, nous étions contre sa politique. Mais question modernité et statut de la femme, Bourguiba a laissé son empreinte», a-t-elle lancé. Comme pour justifier, a posteriori, l’hommage appuyé rendu, par Néjib Chebbi à Bourguiba, lors d’un meeting, une semaine auparavant, à Monastir.
Comme dans tous les meetings, après chaque phrase sur l’agriculture abandonnée, le développement économique inégal, l’enseignement en friche, la culture marginalisée, l’émigration clandestine – qui, selon Maya, touche tous les foyers du gouvernorat de Ben Arous –, les chômeurs laissés pour compte, l’environnement négligé, la mer polluée, la montagne non exploitée…, des salves d’applaudissement fusaient, à l’initiative des mêmes personnes, des chauffeurs de salles en somme, comme lors des meetings, avant le 14-Janvier, de qui vous savez.
Cet air de déjà vu et de déjà entendu nous a laissé la désagréable impression d’assister à la répétition d’une comédie politique. Les comédiens changent, mais les mots, les postures, les masques sont presque les mêmes.
La Tunisie est-elle vraiment sortie de l’auberge?