Après 7 mois de silence, le colonel Samir Tarhouni du Bataillon anti-terroriste (Bat) raconte l’arrestation des membres de la famille Ben Ali à l’aéroport de Tunis-Carthage, le 14 janvier. Par Zohra Abid
La rencontre avec les journalistes était prévue pour mardi. Mais le Premier ministère, qui a autorisé au colonel à raconter «son» 14 janvier, a préféré l’avancer de 24 heures.
Lundi, le siège du Premier ministère de la Kasbah était bondé de journalistes: une centaine de confrères affamés de… scoop! Ils étaient tous là : les télévisions nationales et étrangères, les radios et les représentants de la presse écrite et électronique. Et pas seulement ! Des militants de droits de l’homme, des activistes de la société civile, des avocats et autres personnalités ont répondu présent. La mayonnaise avait été montée et le succès médiatique était assuré.
La star du jour n’est autre que le colonel Samir Tarhouni. Ce nom ne vous dit rien. Ce haut gradé de la police était, ce jour là, à la tête de 170 agents de divers départements du ministère de l’Intérieur. Il ne fallait pas plus pour que l’homme en uniforme bleu marine, entouré par une armada de collègues, soit bombardé par les flashes des photographes.
Pourquoi maintenant ?
Selon le représentant du ministère de l’Intérieur, Hichem El Meddeb, «la rencontre est une sorte de ‘‘Spécial Affaire de Tunis-Carthage’’. Après l’allocation de Samir Tarhouni, il y aura seulement 15 mn pour les questions, et pas plus. Ces derniers temps, les rumeurs sur le 14 janvier et les événements ayant suivi se sont multipliées sur les journaux numériques. Pour y mettre fin, nous avons décidé de donner la parole au colonel Samir Tarhouni pour qu’il raconte ce qui s’est passé vraiment ce jour-là entre 14 heures et 19 heures».
Le «héros» du jour, Samir Tarhouni, apparut comme un ange tombé du ciel. Après avoir passé en revue les hauts postes clés qu’il a occupés au ministère de l’Intérieur, notamment la direction de la garde présidentielle, Samir Tarhouni a dit qu’il rejoint la Bat depuis 2007.
Pourquoi s’est-il décidé à parler... après 7 mois? Réponse de l’intéressé: «C’est parce qu’il y a beaucoup de pression dans le travail. Il y a eu aussi des dérapages sécuritaires, ensuite, il y a eu des enquêtes et nous sommes tenus par le droit de réserve. Ensuite, il y a eu des rumeurs qui circulent. L’administration a décidé que je rompe le silence». Sa version là voici…
Ordre et balles au canon!
«14 heures pile, il y a eu autour du ministère de l’Intérieur une foule de 30.000 à 40.000 manifestants.
«14h05: on a reçu des instructions pour mettre les balles au canon et de se préparer à tirer. J’ai refusé et j’ai donné l’ordre de ne pas utiliser les cartouches, tout en autorisant l’usage des gaz lacrymogènes. A ce moment-là, j’étais encore à mon bureau à Bouchoucha, avec mes collègues, en train de suivre les événements par des équipements et téléphones. Soudain, nous avons reçu un appel nous informant qu’à l’aéroport de Tunis-Carthage, il y a des jets de pierres et des perturbations. A ce moment-là, aucun ordre, aucune instruction.
J’ai appelé, à titre amical, mon collègue Hafedh El Ouni, présent à l’aéroport. Il m’a répondu qu’il n’y a absolument rien mais une trentaine de membres de la famille Trabelsi et Ben Ali qui s’apprêtaient tous à quitter le pays. Là, je me suis rendu compte que Ben Ali n’était plus président que de sa famille et que le pays n’a jamais compté pour lui. Là aussi, je me suis dit qu’une tuerie allait avoir lieu dans le pays, alors que le président et ses proches étaient sur le départ! J’ai appelé mon épouse, qui travaille dans la tour de contrôle de l’aéroport. Elle m’a dit qu’un avion spécial était sur le départ. Je lui ai demandé de tarder au maximum le vol. Là, j’étais convaincu que le président s’est payé nos têtes autant qu’il a voulu et qu’il fallait agir au plus vite. C’était 14h40 mn.
Un commando à Tunis-Carthage
«14h50, on était à l’aéroport. Avec une douzaine de mes collègues, on s’était dirigé directement vers le salon d’honneur. Pour y accéder, nous avons dit aux services de l’aéroport que nous avions reçu des instructions d’en haut (c’est-à-dire du ministre de l’Intérieur). Trois membres de la famille présidentielle ont essayé de fuir, on a tiré dans l’air et on les a fait revenir avec le reste du groupe. On est allé ensuite au parking de la compagnie Tunisavia, où il y avait un petit avion qui attendait Syrine Ben Ali. Nous avons tout repéré, mais on a préféré arrêter le maximum. Au même moment, un autre avion allait décoller vers Lyon, et un autre d’Alitalia vers Rome. On a fait descendre tout le monde du bus. Le commissaire de police nous a aidés pour arrêter aussi Moncef Trabelsi, qui s’était caché. Nous avons posé un piège aussi pour arrêter Imed Trabelsi. Là, le commissaire de l’aéroport a appelé Ali Seriati pour l’informer. Ce dernier m’a appelé, j’ai raccroché le téléphone pour ne recevoir aucune instruction. Je ne sais pas, à ce moment là, comment j’ai pu agir ainsi, comme si Dieu me dictait ce que je faisais.
«15h35, Seriati a rappelé et insistait pour qu’on relâche la trentaine de personnes retenues. A ce moment-là, nous avons téléphoné à la chaîne de télévision nationale pour qu’elle passe en direct l’arrestation du groupe. C’était notre message au peuple, une façon de lui dire qu’on est avec lui comme les doigts d’une main. Mon collègue Zouhaïr El Ouafi m’a dit qu’il s’alignait à nos côtés avec 9 unités d’intervention rapide. C’était l’appel de la patrie. Sans hésitation, El Arbi Lakhal a renforcé nos équipes à l’aéroport. On était finalement 170 personnes.
Le général Ammar, le Premier ministre Ghannouchi...
«16h30, tous ensemble, on a pu maîtriser la situation. 17h35, l’avion, à son bord l’ex-président Ben Ali, a commencé à bouger. L’avion a vite décollé et le président s’est enfoui. L’opération s’est déroulée ainsi sans dégâts. Nous remercions tous ceux qui nous ont aidés. J’ai informé le général Rachid Ammar. Le colonel Samy Sik Salem a eu un rôle important par la suite. Après son discours à la télévision, Mohamed Ghannouchi m’a appelé pour savoir ce que je demandais. Je lui ai répondu que ma mission était au service de la patrie et du drapeau et que je ne voulais pas de récompense. Il n’empêche que j’ai été arrêté pendant deux jours pour complément d’enquête. C’était dans le bureau du directeur général de la sûreté. Après ma libération, le général Rachid Ammar m’a appelé, le 16 janvier, pour savoir qui m’a vraiment envoyé dans cette mission, alors qu’il y avait un vide dans la chaîne de commandement. Il n’y avait pas de cellule de crise et le ministre de l’Intérieur aux commandes le 14 janvier avait sauté.»
A cette histoire racontée par le colonel Samir Tarhouni, les questions ont fusé de partout. A quelques questions, il y a eu des réponses. A plusieurs autres, le héros du jour a préféré garder le silence... Pourquoi vous n’avez pas pris d’assaut l’avion de Ben Ali? «L’avion était loin de nous de 3 km». Pourquoi avez-vous pris le risque d’agir sans instructions? «Nous avons agi pour le bien de la patrie». Pourquoi vous n’avez-vous pas parlé plus tôt ? «Par respect du principe du secret professionnel». Vous n’aviez aucun contact vraiment avec un supérieur ? «Mon seul vis-à-vis pendant toute l’opération était mon collègue Jalel Boudrigua». Qui a arrêté Serati? «L’armée». Et vos rapports avec l’armée? «Le 14 janvier, on ne coordonnait pas encore avec l’armée. Nos relations étaient toujours excellentes. Cette armée n’est pas habituée à descendre en ville. Sa dernière sortie remonte à plus de 27 ans. C’était depuis 1984. Nous avons communiqué et coordonné avec eux sans préparation. Il y a eu quelques dérapages les jours qui ont suivi le 14 janvier. Ça aurait pu être pire». Qu’avaient-ils sur elles les trente personnes arrêtées de la famille de Ben Ali? «Des bagages, des bijoux... comme vous l’avez vu à la télévision».
Le récit du colonel Tarhouni, comme on le voit, fait la part belle à ses prouesses personnelles, et à celle du corps dont il a la responsabilité, mais ne répond pas à toutes les questions restées en suspens concernant ce qui s’est réellement passé le jour de la chute du tyran. Les morceaux du puzzle restent très épars, s’imbriquant difficilement parfois. Ce qui laisse la porte ouverte à toutes les supputations. Et à tous les doutes.