C’est bien connu, l’abstention a toujours favorisé les extrémistes. En Tunisie, la prochaine élection aura une teneur particulière. Que de regrets si le résultat nous décevait sans que nous ayons voté! Par Faïk Henablia*
En allant l’autre jour m’inscrire sur les listes électorales, je me suis rendu compte que le personnel administratif était entièrement composé de volontaires. «Ceci est ma contribution à la révolution», me dit malicieusement l’un d’eux et j’ai pensé, peut-être avec un brin de jalousie, qu’il avait entièrement raison.
Ne nous sommes-nous pas tous posé la question de savoir comment nous pouvions contribuer à la révolution. Qui parmi nous ne s’est demandé, avec regret, s’il n’était pas passé à côté de cet énorme événement historique ? En y réfléchissant, je me suis rendu compte que tout n’était pas encore perdu car nous avons, toujours intacte, la possibilité non seulement d’y apporter notre contribution, mais en plus de le consolider en en renforçant le caractère démocratique. Comment? Tout simplement en votant.
Nous détenons en effet entre nos mains l’arme absolue en démocratie: le droit de vote, n’en déplaise à certains illuminés qui estiment que c’est «haram».
Mesurons ensemble la chance que nous avons de pouvoir l’exercer en toute liberté. Comment y renoncer, alors que des millions d’hommes et de femmes meurent dans le monde pour ce droit simple mais si souvent inaccessible? Il faut donc en faire usage.
L’abstention favorise les extrémistes.
Une abstention massive constituerait en effet un énorme danger et favoriserait les extrémistes.
En schématisant quelque peu, il est possible de diviser les forces en présence en deux grandes catégories.
Il y a les forces fondamentalistes représentées en gros par les partis dits islamistes qui prônent une constitution basée sur la charia dans son interprétation classique et conventionnelle qui s’est imposée dans toutes les théocraties musulmanes, sans exception. Ces forces caressent le rêve d’un «émir», sans doute celui-là même qui avait été accueilli, à son retour en Tunisie, par les clameurs: «Talaa al badrou alayna!».
C’est la raison pour laquelle je les oppose aux forces «républicaines», qu’elles soient de droite ou de gauche, et qui ont en commun la volonté de préserver notre régime républicain ainsi que nos acquis, sans exclure, le cas échéant, une interprétation moderniste de l’islam.
Afin d’endormir la vigilance des Tunisiens et de les dissuader de voter, certains essaient de nous faire croire qu’il il n’y a pas photo et que la mouvance «émirati» ne représenterait que 20% à 30% de l’électorat. Ce n’est cependant qu’un effet d’optique car elle n’en constitue pas moins la force politique la plus organisée, les 70% - 80% restants étant éparpillés entre une multitude de partis et groupuscules.
Or, c’est bien connu, l’abstention a toujours favorisé les extrémistes. En France, par exemple, l’extrême-droite fascisante du Front National réalise toujours ses meilleurs scores lorsque le taux d’abstention est élevé.
En parti discipliné, il y a fort à parier que les fondamentalistes sauront mobiliser leur électorat et que celui-ci se déplacera en masse. Ces 20 à 30% pourraient alors aisément monter à 40-50% en cas de fort taux d’abstention.
Nous nous retrouverions alors dans une Assemblée constituante au sein de laquelle ce parti aurait beaucoup plus de sièges que son simple pourcentage en voix ne pourrait le laisser supposer. Il aurait, par conséquent, les mains quasiment libres pour rédiger une constitution conforme à ses vœux et instituant, à terme, un émirat basé sur la charia.
L’importance du vote féminin.
Dans ce contexte, les Tunisiennes auront une responsabilité particulière.
Nul besoin d’être une lumière pour prendre la mesure des dangers particuliers qu’elles courent en cas de victoire des «Emiratis». Il n’y a qu’à écouter les dérapages occasionnels, sur les femmes au foyer par exemple, pour s’en convaincre. De plus en plus de voix d’élèvent pour nous expliquer, qu’après tout, la polygamie ce n’est pas si mal, et qu’il faut savoir résister, au nom de notre identité «arabo-musulmane», aux chimères et idées perverses de l’Occident. Le suffrage universel, y compris pour les femmes, quelle perversion en effet! Disons pour résumer que le sort de nos concitoyennes tendrait vers celui des Saoudiennes, des Iraniennes ou des Afghanes.
Or il n’y a aucune fatalité à cela et il ne tient qu’à elles de déterminer leur destin, de préserver leurs acquis, voire même de les approfondir. En défendant leurs droits, elles défendent également ceux des hommes, car la démocratie ne s’accommode pas d’inégalité des sexes. Qu’elles soient fermes dans leur volonté et qu’elles ne laissent à personne le soin de décider de leur sort à leur place.
Dans le secret de l’isoloir, plus de pression, plus de contrainte, plus de regard inquisiteur. Certains essaieront de leur dire que dieu les regarde. Qu’elles ne se laissent pas impressionner pour autant, ce n’est pas de religion qu’il s’agit mais d’une conception obscurantiste de l’islam. La religion est ce qu’en a fait la doctrine dominante depuis l’époque où elle a fermé la porte de l’interprétation libre.
On est, par conséquent, bel et bien seul et libre dans l’isoloir, à l’abri de tout et on vote avec la certitude que ce vote comptera, qu’il fera peut-être la différence. Que d’élections mémorables ne se sont-elles jouées à des centaines de voix près, dans des démocraties de plusieurs millions d’habitants.
En démocratie, il s’agit parfois de voter, non pas pour le meilleur, mais pour le moins mauvais. Cependant, une forte participation donne toujours davantage de légitimité au résultat final, quel qu’il soit. Elle procure, en outre à l’électeur, la satisfaction du devoir accompli.
Dans notre cas, l’élection aura, on le voit, une teneur particulière. Que de regrets si le résultat nous décevait sans que nous ayons voté! Ne nous sentirions-nous pas responsables? Il serait alors bien tard pour nous lamenter car nous aurions manqué à notre devoir envers notre pays et raté la seule occasion qui nous restait de contribuer à la révolution.
* - Gérant de portefeuille associé.