La campagne politique d’Ennahdha inquiète les observateurs occidentaux et les libéraux tunisiens. Mais ce parti islamiste, avec toutes ses erreurs, pourrait aider à guérir une blessure qui a pesé sur la Tunisie depuis son indépendance et qui a été au cœur de son autocratie et de son instabilité. Par Max Fischer
Neuf mois après le renversement du président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali, déclenchant une série de révoltes qui ont déjà changé tout le monde arabe, la révolution est dans une impasse. Les élections, initialement programmées pour la fin juillet, ont été reportées à la fin d’octobre. Les partis politiques s’efforcent de s’organiser. L’économie stagne, un demi-million de réfugiés libyens ont détérioré davantage des services sociaux déjà à la traîne, et le gouvernement provisoire peine à instaurer un minimum de contrôle.
Ennahdha, le parti politique islamiste, apparaît comme l’un des mieux préparés pour les prochaines élections. Les activistes libéraux et laïcs, dont plusieurs ont guidé la révolution, craignent que les islamistes ne finissent en tête, faisant reculer l’un des pays les plus progressistes de la région arabe. Mais qu’est-ce que le rôle politique d’Ennahdha, et même sa réussite électorale, veulent-ils dire pour la Tunisie ? Pour essayer de comprendre, il faut revenir sur les fondements du pays.
Les origines d’une crise identitaire
En janvier 1956, deux mois avant que la Tunisie ne rompe avec la France, Habib Bourguiba, le leader de l’indépendance, a rencontré le roi du pays Lamine Bey, pour discuter les élections prévues. Au cours de leur entretien, Bourguiba a convaincu le bey, qu’il allait renverser un an plus tard, de changer la loi électorale. Dans son nouveau plan, les électeurs choisiraient parmi des partis plutôt que des individus ; le parti qui emporte la majorité dans une souscription aura le siège de cette souscription. Ce changement assez ésotérique signifiait que le parti Néo Destour de Bourguiba, très populaire après avoir mené le pays vers l’indépendance, avait plus de chances de gagner plus de sièges. Plus important, il permettait au parti de choisir à qui assigner les sièges remportés. Cela signifiait que Bourguiba pouvait écarter du gouvernement Salah Ben Youssef, son compagnon de la lutte pour l’indépendance – qui, quoique très populaire en Tunisie, avait auparavant été déchu de ses fonctions de secrétaire-général du Néo Destour – ainsi que les alliés de ce dernier.
Le Néo Destour avait ainsi la totalité des sièges de l’Assemblée nationale. Les supporters de Ben Youssef ont protesté en s’abstenant de vote. A Tunis, 41% des électeurs se sont abstenus ; 71% à Djerba.
Bourguiba et Ben Youssef représentaient deux visions opposées de la Tunisie, et même si l’objectif commun, qu’était l’indépendance les avait réunis, leur quête de définir et diriger la Tunisie les a séparés. Durant les années qui ont succédé au retour d’exil de Bourguiba en 1949 pour rejoindre Ben Yousef en Tunisie, «la tension entre les deux hommes était réelle, sur le plan personnel, au vu des tactiques, et en termes de leurs orientations globales de plus en plus divergentes [Ben Youssef vers les mondes arabes et musulmans, Bourguiba vers l’Occident]», comme l’écrit Kenneth Perkins dans son ‘‘Histoire de la Tunisie’’. «Et ils se regardaient avec suspicion».
Comme dans beaucoup de disputes politiques, la tension entre les deux hommes était souvent personnelle, souvent insignifiante, mais elle reflétait une tension entre deux visions de la nation qu’ils représentaient. Ben Yousef, un populiste et un musulman dévoué qui a dirigé les fellagas, représentait une Tunisie musulmane et arabe. Bourguiba, pro-occidental et laïc, incarnait les aspirations tunisiennes pour un Etat à l’européenne. La fissure entre Bourguiba et Ben Youssef allait finalement devenir une fissure entre les deux versions qu’ils représentaient de la Tunisie. Cette rupture n’a jamais été rétablie, la contradiction jamais réconciliée, mais elle est, depuis, devenue une source de tension et d’instabilité dans le pays.
Bien que la révolution de janvier 2011 n’ait ni traité, ni résolu la problématique de l’identité tunisienne divisée, elle pourrait avoir créé l’occasion pour le faire à condition que les Tunisiens laïcs, sans parler des puissances occidentales qui dirigent la transition du pays, puissent dépasser leur peur éternelle des politiques islamistes.
La chasse à l’islamisme sous Bourguiba et Ben Ali
Le conflit entre les fondateurs ennemis de la Tunisie n’a duré que quelques années. Bourguiba est devenu président en 1957 et, en 1961, Ben Youssef a été assassiné. Mais le conflit de Bourguiba contre l’identité tunisienne représentée par Ben Youssef n’a jamais été fini. Aussi tôt que 1956, Bourguiba «consolidait déjà son pouvoir pour imposer le contrôle de l’Etat sur quelques aspects de la religion», écrit Perkins. «Le choix de ses réformes et la rapidité avec laquelle elles ont été introduites ont révélé la volonté de Bourguiba de garantir la dominance de ses convictions, pas celle de son rival, sur le système politique tunisien».
C’est une bataille que Bourguiba n’a jamais gagné, même s’il a bien essayé de le faire. Il a interdit les groupes islamistes, mais jamais le rôle de l’islam dans l’identité tunisienne ; il a réussi à étouffer l’opposition politique, mais jamais cette partie de la tunisianité à laquelle il s’opposait et qui était très contradictoire avec son règne.
Finalement, la bataille futile de Bourguiba avec l’identité tunisienne a mené à sa destitution.
En 1987, les forces de sécurité ont arrêté Rached Ghannouchi, le leader du Mouvement de la tendance islamique (Mti), ainsi que d’autres dirigeants de ce groupe d’opposition islamiste. Quand quelques bombes ont explosé dans des unités touristiques l’été suivant, les tribunaux ont condamné Ghannouchi et d’autres dirigeants du Mti à la peine capitale. Le Premier ministre Zine el-Abidine Ben Ali avait averti que l’exécution de Ghannouchi ferait de lui un martyr, renforcerait dangereusement l’opposition islamiste, et engendrerait une révolte populaire. Bourguiba a accepté cette opinion mais a changé d’avis plus tard, ordonnant les exécutions. Mais avant que la décision ne soit appliquée, Ben Ali s’est rendu au palais présidentiel accompagné d’un groupe de médecins qui ont déclaré Bourguiba médicalement inapte pour gouverner. En novembre, Ben Ali s’est proclamé président, ce qu’il est resté jusqu’à sa propre destitution en janvier 2011.
Durant les premières années de son règne, Ben Ali a en effet essayé de réconcilier la rupture que Bourguiba avait laissée dans la société tunisienne. Il a libéré des milliers de prisonniers, y compris Ghannouchi, appelé à une culture politique plus pluraliste, annoncé les premières élections libres en 1989, et, ayant conscience de l’importance de l’identité en Tunisie, a permis de rédiger un Pacte national qui a déclaré la Tunisie musulmane et arabe.
Le Mti, voulant joindre les efforts de Ben Ali à bâtir un nouvel avenir pour la Tunisie, a changé son appellation à Hizb Ennahdha, le parti de la Renaissance. Ennahdha était largement le meilleur parti d’opposition dans les élections de 1989, bien qu’il ne fût pas encore légalisé. Les candidats indépendants présentés par Ennahdha ont remporté 15% des votes (les deux partis suivants ont gagné 3,8 et 0,7 %), ce qui a donné de l’espoir : la Tunisie était capable de démocratisation et les héritiers de Ben Youssef pouvaient finalement jouer un rôle dans le pays que leurs prédécesseurs ont contribué à fonder.
Cet espoir a pris fin en 1991, peu après la guerre dirigée par les États-Unis contre l’Irak. Ghannouchi et d’autres islamistes tunisiens ont manifesté contre la guerre, considérant que c’était une réédition du colonialisme occidental qui a tellement tracassé les terres arabes. Les Etats Unis et les puissances européennes ont paniqué face à la vague de protestations pro-Saddam qui se propageait à travers le monde arabe. Ils ont diminué la pression qu’ils exerçaient sur les dirigeants arabes afin d’introduire plus de démocratie et se sont tournés dans l’autre sens quand ces dirigeants, notamment Ben Ali, ont sauté sur l’occasion pour réprimer.
Exactement comme Bourguiba s’en était pris aux partis et forces sociales loyaux à Ben Youssef, Ben Ali a éliminé leurs héritiers culturels. Vers 1992, 279 dirigeants d’Ennahdha ont été jugés, plusieurs condamnés à perpétuité. Et durant les deux décennies qui suivront, Ben Ali a mis en place l’un des régimes les plus policiers d’une région pleine de régimes policiers, se maintenant au pouvoir par la combinaison d’un développement économique soutenu et l’élimination presque totale de toute opposition, islamiste ou pas. Ghannouchi s’est enfui en France, où il est resté durant le règne de Ben Ali.
A suivre
Traduit de l'anglais par Mourad Teyeb
Source: ''The Atlantic''.
Comment les islamistes peuvent sauver la révolution tunisienne (1/2)
La campagne politique d’Ennahdha inquiète les observateurs occidentaux et les libéraux tunisiens. Mais ce parti islamiste, avec toutes ses erreurs, pourrait aider à guérir une blessure qui a pesé sur la Tunisie depuis son indépendance et qui a été au cœur de son autocratie et de son instabilité. Par Max Fischer
Neuf mois après le renversement du président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali, déclenchant une série de révoltes qui ont déjà changé tout le monde arabe, la révolution est à dans une impasse. Les élections, initialement programmées pour la fin de juillet, ont été reportées à la fin d’octobre. Les partis politiques s’efforcent à s’organiser. L’économie stagne, un demi-million de réfugiés libyens ont détérioré davantage des services sociaux déjà à la traine, et le gouvernement provisoire peine pour instaurer un minimum de contrôle.
Ennahdha, le parti politique islamiste, apparait comme l’un des mieux préparés pour les prochaines élections. Les activistes libéraux et laïques, dont plusieurs ont guidé la révolution, craignent que les islamistes ne finissent en tête, faisant reculer l’un des pays les plus progressistes de la région arabe. Mais qu’est-ce que le rôle politique d’Ennahdha, et même sa réussite électorale, veulent-ils dire pour la Tunisie? Pour essayer de comprendre, il faut commencer par les fondements du pays.
Les origines d’une crise identitaire
En janvier 1956, deux mois avant que la Tunisie ne rompe avec la France, Habib Bourguiba, le leader de l’indépendance, a rencontré le roi du pays Lamine Bey, pour discuter les élections prévues. Au cours de leur entretien, Bourguiba a convaincu le bey, qu’il allait renverser un an plus tard, de changer la loi électorale. Sous son nouveau plan, les électeurs choisiraient parmi des partis plutôt que des individus; le parti qui remporte la majorité dans une souscription aura le siège de cette souscription. Ce changement assez ésotérique signifiait que le parti Néo Destour de Bourguiba, très populaire après avoir mené le pays vers l’indépendance, avait plus de chances de gagner plus de sièges. Plus important, il permettait au parti de choisir à qui assigner les sièges remportés. Cela signifiait que Bourguiba pouvait écarter du gouvernement Salah Ben Youssef, son compagnon de la lutte pour l’indépendance – qui, quoique très populaire en Tunisie, avait auparavant été déchu de ses fonctions de secrétaire-général du Néo Destour – ainsi que les alliés de ce dernier.
Le Néo Destour avait ainsi la totalité des sièges de l’Assemblée nationale. Les supporters de Ben Youssef ont protesté en s’abstenant des votes. A Tunis, 41% des électeurs se sont abstenus; 71% à Djerba.
Bourguiba et Ben Youssef représentaient deux visions opposées de la Tunisie, et même si l’objectif commun, qu’est l’indépendance les avait réunis, leur quête de définir et diriger la Tunisie les a séparés. Durant les années qui ont succédé au retour d’exil de Bourguiba en 1949 pour rejoindre Ben Yousef en Tunisie, «la tension entre les deux hommes était réelle, sur le plan personnel, au vu des tactiques, et en termes de leurs orientations globales de plus en plus divergentes [Ben Youssef vers les mondes arabes et musulmans, Bourguiba vers l’Occident]», comme l’écrit Kenneth Perkins dans son ‘‘Histoire de la Tunisie’’. «Et ils se regardaient avec suspicion».
Comme dans beaucoup de disputes politiques, la tension entre les deux hommes était souvent personnelle, souvent insignifiante, mais elle reflétait une tension entre deux visions de la nation qu’ils représentaient. Ben Yousef, un populiste et un Musulman dévoué qui a dirigé les fellagas, représentait une Tunisie musulmane et arabe. Bourguiba, pro-occidental et laïque, incarnait les aspirations tunisiennes pour une Etat à l’européenne. La fissure entre Bourguiba et Ben Youssef allait finalement devenir une fissure entre les deux versions qu’ils représentaient de la Tunisie. Cette rupture n’est jamais rétablie, la contradiction jamais réconciliée, mais elle est, depuis, devenue une source de tension et d’instabilité dans le pays.
Malgré que la révolution de janvier 2011 n’a ni traité de, ni résolu la problématique de l’identité tunisienne divisée, elle pourrait avoir créé l’occasion pour le faire à condition que les Tunisiens laïques, sans parler des puissances occidentales qui dirigent la transition du pays, puissent dépasser leur peur éternelle des politiques islamistes.
La chasse à l’islamisme sous Bourguiba et Ben Ali
Le conflit entre les fondateurs ennemis de la Tunisie n’a duré que quelques années. Bourguiba est devenu président en 1957 et, en 1961, Ben Youssef a été assassiné. Mais le conflit de Bourguiba contre l’identité tunisienne représentée par Ben Youssef n’est jamais fini. Aussi tôt que 1956, Bourguiba «consolidait déjà son pouvoir pour imposer le contrôle de l’Etat sur quelques aspects de la religion», écrit Perkins. «Le choix de ses réformes et la rapidité avec laquelle elles ont été introduites ont révélé la volonté de Bourguiba de garantir la dominance de ses convictions, pas celle de son rival, sur le système politique tunisien».
C’était une bataille que Bourguiba n’a jamais gagnée, même s’il a bien essayé de le faire. Il a interdit les groupes islamistes, mais jamais le rôle de l’islam dans l’identité tunisienne; il a réussi à étouffer l’opposition politique, mais jamais cette partie de la tunisianité à laquelle il s’opposait et qui était très contradictoire avec son règne.
Finalement, la bataille futile de Bourguiba avec l’identité tunisienne a mené à sa destitution.
En 1987, les forces de sécurité ont arrêté Rached Ghannouchi, le leader du Mouvement de la tendance islamique (Mti), ainsi que d’autres dirigeants de ce groupe d’opposition islamiste. Quand quelques bombes ont explosé dans des unités touristiques l’été suivant, les tribunaux ont condamné Ghannouchi et d’autres dirigeants du Mti à la peine capitale. Le Premier ministre Zine el-Abidine Ben Ali avait averti que l’exécution de Ghannouchi ferait de lui un martyr, renforcerait dangereusement l’opposition islamiste, et engendrerait une révolte populaire. Bourguiba a accepté mais a changé d’avis plus tard, ordonnant les exécutions. Mais avant que la décision ne soit appliquée, Ben Ali s’est rendu au palais présidentiel accompagné d’un groupe de médecins qui ont déclaré Bourguiba médicalement inapte pour gouverner. En novembre, Ben Ali s’est proclamé président, ce qu’il est resté jusqu’à sa propre destitution en janvier 2011.
Durant les premières années de son règne, Ben Ali a en effet essayé de réconcilier la rupture que Bourguiba avait laissée dans la société tunisienne. Il a libéré des milliers de prisonniers, y compris Ghannouchi, appelé à une culture politique plus pluraliste, annoncé les premières élections libres en 1989, et, ayant conscience de l’importance de l’identité en Tunisie, a permis de rédiger un Pacte national qui a déclaré la Tunisie musulmane et arabe. Le Mti, voulant joindre les efforts de Ben Ali à bâtir un nouvel avenir pour la Tunisie, a changé son appellation à Hizb Ennahdha, le parti de la Renaissance. Ennahdha était largement le meilleur parti d’opposition dans les élections de 1989, malgré qu’il ne fût pas encore légalisé. Les candidats indépendants présentés par Ennahdha ont remporté 15% des votes (les deux partis suivants ont gagné 3,8 et 0,7 %), ce qui a donné l’espoir aussi bien que la Tunisie était capable de la démocratisation que le fait que les héritiers de Ben Youssef pouvaient finalement jouer un rôle dans le pays que leurs prédécesseurs ont contribué à fonder.
Cet espoir a pris fin en 1991, peu après la guerre dirigée par les États-Unis contre l’Irak. Ghannouchi et d’autres islamistes tunisiens ont manifesté contre la guerre, considérant que c’est une réédition du colonialisme occidental qui a tellement tracassé les terres arabes. Les Etats Unis et les puissances européennes ont paniqué face à la vague de protestations pro-Saddam qui se propageait à travers le monde arabe. Ils ont diminué la pression qu’ils exerçaient sur les dirigeants arabes afin d’introduire plus de démocratie et se sont tournés dans l’autre sens quand ces dirigeants, notamment Ben Ali, ont sauté sur l’occasion pour réprimer. Exactement comme Bourguiba s’en était pris aux partis et forces sociales loyaux à Ben Youssef, Ben Ali a éliminé leurs héritiers culturels. Vers 1992, 279 dirigeants d’Ennahdha ont été jugés, plusieurs condamnés à perpétuité. Et durant les deux décennies qui suivront, Ben Ali a mis en place l’un des régimes les plus policiers d’une région pleine de régimes policiers, se maintenant au pouvoir par une combinaison d’un développement économique soutenu et l’élimination presque totale de toute opposition, islamiste ou pas. Ghannouchi s’est enfui en France, où il est resté durant le règne de Ben Ali.
A suivre