L’affaire de l’extradition (ou non) de l’ancien Premier ministre de Mouammar Kadhafi est une bombe à retardement laissée par l’ex-président Foued Mebazaa à son successeur, Moncef Marzouki. Mais que peut (ou doit) faire ce dernier ?
Par Imed Bahri
Lors de son interview donnée à France 24, le président Moncef Marzouki a déclaré que la Tunisie extradera Baghdadi Mahmoudi «une fois la situation stabilisée en Libye». Cette déclaration soulève plusieurs interrogations quant à sa substance, son timing et ses motivations.
Quant à la substance, en acceptant le principe de l’extradition de Mahmoudi, le président Marzouki paraît avoir tranché la question de sa culpabilité. Ceci est loin d’être acquis. Le nom de M. Mahmoudi ne figure d’ailleurs pas sur la liste des personnes demandées par la Cour pénale internationale (Cpi).
Pourquoi la précipitation ?
Dans tous les régimes autoritaires, les domaines militaire, sécuritaire, justice et affaires étrangères sont réservés aux dictateurs, qui en chargent des personnes bien déterminées et en excluent en fait les premiers ministres. C’était d’ailleurs le cas en Tunisie, nous le savons bien. Similairement et sous Kadhafi, MM. Mahmoudi n’était qu’un technocrate sans pouvoir dans ces domaines de souveraineté et donc pas (ou peu) de responsabilité.
Baghdadi Mahmoudi
Par ailleurs, tous les avocats de M. Mahmoudi ont publiquement dénoncé les conditions expéditives et de précipitation des décisions d’extradition prises par les tribunaux tunisiens. Ces tribunaux ont refusé d’ajourner les audiences pour donner à la défense le temps suffisant pour accéder au dossier et préparer les plaidoiries. La justice a procédé à l’interrogatoire du prévenu avant même la réception du dossier. Elle a refusé de lui donner l’occasion de s’exprimer sur les menaces d’assassinat pendant sa comparution devant la Cour. Cette information, découverte par les services du ministère de l’Intérieur, a été transmise aux autorités de la prison à M. Mahmoudi, à qui on a demandé une décharge comme quoi s’il se rendait à la Cour, c’était à ses risques et périls et sous sa propre responsabilité. Plus grave encore, la justice tunisienne a refusé de fournir à la défense une pièce, paraît-il fondamentale, du dossier, etc.
A part ces violations des règles fondamentales de la procédure et de la défense, soulignées par les avocats du prévenu, certaines sources affirment que le contenu du dossier d’extradition est étonnamment léger, contradictoire et ne contient aucun élément solide suffisant pour prononcer une décision aussi grave. «Par exemple, et concernant les soi-disant enregistrements téléphoniques incitant au viol, on ne sait rien sur leur provenance. Tout le monde sait bien qu’on peut très facilement imiter des voix ; certains en font même leur profession», explique Me Taoufik Ouanès, l’un des avocats de M. Mahmoudi. Il ajoute : «De tels enregistrements ne peuvent constituer, en aucune façon, un moyen de preuve. Avec tous les moyens technologiques disponibles et dans des sujets aussi importants que des enregistrements attribués à Ben Laden, les Etats-Unis, après vérification, prenaient toujours la précaution de spécifier que l’on ne pouvait ni infirmer ni confirmer l’authenticité de la voix».
Certains juristes qui ont eu accès au dossier soutiennent aussi que la détention actuelle de l’ancien Premier ministre libyen n’a aucun fondement juridique.
Ainsi, la précipitation et la persistance de prononcer ces extraditions (2 décisions d’extradition à ce jour, alors qu’une seule aurait suffi !) laissent perplexe. Il faut aussi noter que toute extradition comporte un aspect politique qui laisse le dernier mot au président de la République. Peut-on déceler une similaire précipitation dans l’annonce du président Marzouki de sa décision d’extrader M. Mahmoudi et de n’en faire qu’une question de délai ?
Une déclaration intempestive
Le timing de cette déclaration soulève plusieurs graves interrogations. Venue à la suite de l’annonce par le président Marzouki que sa première visite à l’étranger sera à la Libye, cette déclaration ressemble à un cadeau qu’on fait à un ami lorsqu’on lui rend visite, pour lui faire plaisir ou lui rendre un service.
Même si le président Marzouki est loin d’une telle intention, le moment paraît très mal choisi pour faire une telle déclaration, car on ne prend pas de tels engagements avant une visite officielle dans un pays. Les engagements internationaux se prennent après les négociations qui se déroulent durant la visite et non avant.
Par ailleurs, le cas Mahmoudi est en train d’être étudié par les enceintes onusiennes (Haut commissariat pour les réfugiés, Comité contre la Torture, etc.) qui n’ont pas encore donné leur position.
Venir, par cette déclaration leur couper l’herbe sous le pied constitue une pression, une interférence, au bas mot une position prématurée. S’ajoutent à cela les très claires positions d’Amnesty International, de Human Rights Watch et de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (dont M. Marzouki a été l’un des fondateurs et ex-présidents) contre l’extradition de M. Mahmoudi.
Autant le dire clairement, le cas Mahmoudi ne semble pas être une priorité nationale. Le président Marzouki a déclaré il ya quelques semaines qu’il y avait un «tsunami» de dossiers qui attendaient le président de la République. Beaucoup d’autres dossiers plus vitaux auraient dû avoir la primeur de la haute attention et de la prise d’engagements du président. Le cas de Mahmoudi, de par son caractère à la fois humanitaire et non urgent, devrait bénéficier de beaucoup de précaution, de temps et de vérification.
Dans ces circonstances, il est légitime de s’interroger sur la signification de la précipitation judiciaire pour prononcer l’extradition telle que décrite ci-haut et le refus de l’ex-président Foued Mebazaa de signer cette extradition. Pourquoi a-t-on laissé cette décision à M. Marzouki ? Savait-on que c’était une bombe à retardement ? Pire, un piège ?
Droits de l’Homme et realpolitik
Peut-être que notre premier président démocratiquement élu a d’autres motivations en faisant sa déclaration concernant M. Mahmoudi. Pense-t-il aux perspectives d’emploi pour les Tunisiens en Libye ? Homme de principes, M. Marzouki est certes très loin de l’idée de promouvoir la migration de la main d’œuvre tunisienne en Libye sur le sacrifice du sang de M. Mahmoudi ! Cependant la déclaration et son timing ressemblent drôlement à une offrande sur l’autel d’une certaine idée de la realpolitik !
En fait, parlons de realpolitik ! Sait-on que M. Mahmoudi est un des notables, sinon le chef des très importantes tribus Nouaels en Libye ? Sait-on que ces tribus sont limitrophes du territoire tunisien sur toute la ligne frontière ? Sait-on que M. Mahmoudi est né à 15 kilomètres de cette frontière ?
Sait-on que beaucoup de membres de sa famille élargie sont Tunisiens et vivent en Tunisie ? Le livrer poings et pieds liés à ses adversaires politiques ou tribaux – qui ne feront pas grand cas de sa vie vu les circonstances – serait une grave erreur qui mettrait en danger nos citoyens qui vivent en Libye, qui s’y rendent ou qui en sortent, et perturberait aussi le flux des échanges économiques et commerciaux.
Enfin, que veut dire «une fois la situation stabilisée en Libye» ? Qui décidera que la situation est devenue stable ? M. Marzouki ? M. Mustapha Abdeljalil ? Seules l’instauration d’une sécurité effective sur tout le territoire libyen, la mise en place d’une justice indépendante et équitable, l’avènement d’élections démocratiques et la constitution d’un gouvernement issu du peuple – comme en Tunisie –, permettront de faire une déclaration telle celle qui vient d’être faite par le président Marzouki.
Entre temps, il faut protéger la vie de M. Mahmoudi et préserver l’image humaniste de la Tunisie post révolutionnaire. Et là, M. Marzouki a vraiment une belle carte à jouer…